Lecture: Les lois de la politique étrangère selon Jacques Bainville, Christophe Dickès, l’Artilleur 2021

Jacques Bainville est largement oublié de nos jours. Pourtant, pendant la première moitié du XXe siècle, il était l’un des intellectuels dits « de droite » les plus réputés et les plus lus. Son effacement ou son maudissement d’aujourd’hui s’expliquent par son engagement dans l’Action française et sa proximité avec Charles Maurras.

Cependant, il ne fut pas antidreyfusard et ne partageait en aucune façon l’antisémitisme de ce dernier. Il fut un pourfendeur de la pensée raciste de Gobineau et à partir des années 1930, ne cessa de manifester son horreur du régime hitlérien. Farouchement anti-germaniste, rien ne permet de penser qu’il eût suivi le leader de l’Action française dans son engagement pétainiste en 1940-1944.

L’ouvrage de M. Christophe Dickès n’est pas une biographie à proprement parler, même s’il suit le cheminement de la vie de Bainville. Son objet principal est la pensée historique de ce dernier, à travers une analyse fouillée de son œuvre littéraire et de ses articles de presse. La réussite est totale: l’auteur ressuscite un authentique visionnaire dont chacune des prédictions s’est réalisée.

Jacque Bainville se présente comme un personnage extrêmement simple et modeste. Né à Vincennes en 1879, issu d’ un milieu bourgeois et républicain – de centre-gauche – parisien, il effectue des études de droit et se passionne pour l’Allemagne où il séjourne à plusieurs reprises, en particulier à Munich. Ainsi, son premier ouvrage, écrit à l’âge de vingt ans, est une biographie de Louis II de Bavière.

Bainville se montre profondément critique envers le Premier Empire et les élites intellectuelles françaises qui portent une lourde responsabilité dans l’émergence du nationalisme allemand: « L’année 1806 qui voit la fondation de la confédération du Rhin constitue un tournant. En effet Napoléon mit fin à l’ordre des traités de Wesphalie (1648) et au Saint Empire romain germanique nivelant le chaos germanique, dont l’avantage fut qu’il maintenait nos voisins d’Outre-Rhin dans la division, et préservait nos frontières de l’Est d’une invasion […] L’année 1806, qui voit la défaite de la Prusse à Iéna, puis son humiliation à l’occasion du traité de Tilstit l’année suivante, prend une dimension fondatrice, créant de facto un sentiment de revanche. Très tôt dans l’œuvre bainvillienne, Napoléon porte une double responsabilité dans la genèse de l’unité allemande. Mais il n’est pas le seul car si l’idée d’unité allemande est venue de France, elle est aussi le fruit d’une illusion entretenue par une élite intellectuelle (Staël, Michelet, Quinet, Hugo, ou même Renan et Taine). »

Bainville développe une réflexion sur « les lois de l’histoire qui se superposent à la nature humaine et aux conditions géographiques qui ne changent pas alors que les doctrines et les circonstances peuvent, elles, changer ». Il se fonde sur l’analyse des faits pour en tirer des enseignements généraux. Seuls comptent à ses yeux la réalité des rapports de force entre les nations.

Il s’éloigne de la pensée de son milieu d’origine par sa critique de la démocratie et d’une république portée à l’expansionnisme. Ainsi, il pourfend la politique coloniale de Jules Ferry: « La France s’est constituée un empire colonial énorme sans besoin réel. » Les guerres modernes sont d’après lui les produits du nivellement démocratique et des passions populaires à l’image du carnage de 1914-1918: « La guerre est aussi démocratique parce qu’elle est la conséquence du principe du droit des peuples appliqué en Allemagne au XIXe siècle. Elle est enfin une guerre des peuples, une guerre des races, fondée elle-même sur un nationalisme exacerbé, incontrôlé et xénophobe en signe de la faillite de l’internationale socialiste et de l’internationale capitaliste. »

Son analyse lumineuse du traité de Versailles de 1919 (livre Les conséquences politique de la paix) fut à l’origine de la notoriété de Jacques Bainville dans les années 1920 et 1930. Il y fit preuve d’une clairvoyance prophétique en dénonçant, selon sa formule devenue célèbre « une paix trop douce pour ce qu’elle a de dur; trop dur pour ce qu’elle a de doux ». Il reproche à Wilson, Clemenceau et Lloyd George d’avoir préservé l’Allemagne dans son intégrité territoriale tout en l’humiliant inutilement. « La paix a conservé l’unité de l’Etat allemand. Voilà ce qu’elle a de doux. Ainsi, l’Allemagne en signant la paix n’ira pas à l’échafaud, mais au bagne ». En revanche, le démantèlement de l’empire d’Autriche-Hongrie annonce l’Anschluss et la politique future de conquête allemande. Ainsi, alors que les Français sont persuadés que la Grande Guerre fut la der des der, lui, en se fondant sur les faits, annonce comme inéluctable un futur conflit. D’ailleurs, il ne cesse de dénoncer l’illusion de la politique briandiste de rapprochement avec l’Allemagne du chancelier Stresemann dans les années 1920 : « La réconciliation franco-allemande est une chimère à ses yeux. »

Il n’a de cesse de dénoncer le retour à la barbarie et la décadence de la civilisation: « Nous rétrogradons vers Sparte. Nous revenons même en deça, nous retournons au moeurs de l’humanité primitive. » Son engagement monarchique s’explique paradoxalement par son rejet de la dictature et des systèmes totalitaires soviétique, fasciste et national-socialiste qui procèdent à ses yeux du nivellement égalitariste et de la corruption des démocraties. La monarchie leur est selon lui supérieure: « On ne tue pas une dynastie […] la mort d’un dictateur termine tout. Celle d’un roi, rien ».

Son nationalisme n’est pas de nature raciste. Ainsi, il écrit dans les premières lignes de son Histoire de France de 1924, qui fut un immense succès de librairie: « Le peuple français est un composé. C’est mieux qu’une race, c’est une nation. » Son message n’a rien d’idéaliste mais foncièrement réaliste et visionnaire:  » L’hypothèse extrême est que la France, qui s’est faite, peut se défaire. C’est impie. Ce n’est pas absurde. Le monde est plastique. sa figure change et passe. » Au lendemain de la signature du traité de Versaille, Bainville cosignait avec plusieurs personnalités (Jacques Maritain, Henri Massis Paul Bourget, Daniel Halevy, etc.) une tribune dans le Figaro intitulée : « Pour le parti de l’intelligence. » Le passionnant ouvrage de M. Christophe Dickès illustre à la perfection le meilleur de ce parti.

Maxime TANDONNET

A propos maximetandonnet

Ancien conseiller à la Présidence de la République, auteur de plusieurs essais, passionné d'histoire...
Cet article a été publié dans Uncategorized. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

12 commentaires pour Lecture: Les lois de la politique étrangère selon Jacques Bainville, Christophe Dickès, l’Artilleur 2021

  1. lehibou dit :

    Durant la Guerre de Trente Ans (1618-1648) l’Alsace fut mise à feu et à sang par les troupes suédoises. La Décapole, ligue de dix villes d’Alsace fondée au 14ème siècle, fit appel aux princes allemands du Saint Empire Romain Germanique pour les aider à repousser ces terribles envahisseurs. Lesdits princes restèrent totalement indifférents à cette supplique venue d’Alsace. Suite à ce rejet, les villes de la Décapole se tounèrent vers Louis XIV, le roi de France. Ce dernier leur accorda sa protection, à la suite de quoi l’Alsace fut intégrée au Royaume de France.
    Contrairement à ce que prétendent aujourd’hui encore bien des Allemands, la France n’a pas « volé » l’Alsace et la Moselle à l’Allemagne, vu que l’Allemagne en tant qu’Etat n’a été créé qu’en 1871. Le fait qu’en Alsace et en Moselle on parlait un dialecte germanique n’était qu’un prétexte pour annexer ces terres. La vraie raison était économique: cet Empire allemand tout neuf voulait pour elle les ressources agricoles et surtout minières de l’Alsace et de la Moselle.

    Bibliographie:
    * Bernard Vogler: Histoire politique de de l’Alsace (1995).
    * Bernard Vogler & Michel Hau: Histoire économique de l’Alsace (1997).
    Ces deux ouvrages font partie de « la Bibliothèque Alsacienne »
    des éditions La Nuée Bleue / Dernières Nouvelles d’Alsace, Strasbourg.

    Aimé par 1 personne

  2. cyril dit :

    je ne connais pas cet auteur mais cela fait envie de le lire

    J’aime

  3. valukhova dit :

    Vous avez tout dit, Messieurs, à côté de vous je me sens comme une « illétrée ». Mais au moins je fais une révision générale pour… passer le cap de ma vieillesse, tout en gardant un oeil sur les comportements politiques de droite, comme de gauche. Et je sens venir un malaise, aussi inutile que presque ridicule… Pardonnez-moi. Et la vraie vie, c’est quoi, pour vous ??? Faire son jardin et regarder le ciel…
    Bien à vous et bonne semaine prochaine !

    J’aime

    • La vraie vie pour moi c’est passer du temps avec nos enfants, petits enfants, les amis, les nôtres mais aussi les amis de nos enfants et petits enfants. La vraie vie pour moi c’est de faire du bénévolat dans des associaitions utiles aux autres. La vraie vie pour moi c’est écrire écrire écrire. Faire des rencontres. Passer du temps dans des lieux devenus aujourd’hui désertiques. La vraie vie pour moi c’est de pouvoir regarder les oiseaux, les écureuils, les lapins mais aussi les personnes bienveillantes qui m’entourent.

      J’aime

  4. Janus dit :

    Le hasard fait que je viens de lire l’histoire de France de Jacques Bainville, après avoir lu l’Allemagne romantique et réaliste. Il a parfaitement analysé l’opposition historique inéluctable entre l’Allemagne, restée à l’écart de l’influence romaine et la France , faite par Rome et son plus beau succès. Ces deux pays s’opposent naturellement du fait de la géographie et du fait de l’histoire de ses deux peuples. Jusqu’à Louis XVI inclus, les français ont tout fait, ou tout tenté pour éviter la création de l’état allemand sous la férule de la Prusse. Il a fallu la révolution et l’empire, puis le ridicule Napoléon le petit et l’incurable anti chrétien Clémenceau pour que l’Allemagne fasse son unité et que l’empire des Habsbourg soit détruit, ne laissant plus face à la France que la puissance allemande dirigée par le militarisme prussien. Rien n’a changé aujourd’hui. Nos dirigeants continuent a faire risette à l’Allemagne sans rien en comprendre. Il faut lire le livre de Édouard Husson ( Paris-Berlin. La survie de l’Europe, Gallimard, ) sur ce sujet pour voir a quel point nos élites et notamment le quai d’Orsay n’ont toujours rien compris : Les rapports de force et la géographie font l’histoire et sur ce point nous sommes mal partis, incapables d’essayer de comprendre ce grand peuple et ses tropismes….
    Hélas, trois fois hélas, lorsque l’on se penche sur le destin de la France, on constate comme une constante qui est la lâcheté et l’incompétence de nos élites au moment crucial, qu’il y ait eu ENA ou pas. La formation de nos élites est mauvaise, c’est sûr, mais peut elle effacer ce qui les caractérise depuis l’origine : la suffisance et l’incompréhension, voire le désintérêt pour le monde qui nous entoure ?
    Merci Maxime pour cette recension, vous faites œuvre pie : La lecture de Jacques Bainville est à conseiller à tous ceux qui s’intéressent à notre pays, à son histoire et aux constantes de celle-ci.

    Aimé par 1 personne

  5. E Marquet dit :

    C.Dickès est un vrai spécialiste de J.Bainville. Il lui a consacré sa thèse, et a établi et présenté l’édition de ses oeuvres dans la collection « Bouquins ».
    Aujourd’hui, nos politiciens ne gagneraient-ils pas à se plonger dans la lecture d’ « Histoire de France » et « Réflexions sur la politique » ?
    « Un homme politique qui ne connaît pas son histoire est comme le médecin qui n’est jamais allé à l’hôpital » disait Bainville.
    Peu de personnes sont aujourd’hui capables de discerner les « signes des temps », les phénomènes et mouvements qui caractérisent une époque, pour pouvoir répondre aux défis du temps présent en essayant de trouver des probabilités pour l’avenir, entre idéalisme, angélisme et réalpolitik.
    Ne faut-il pas avoir conscience de notre devenir historique pour être attentif et porter un regard en profondeur sur les évènements, pour être en mesure d’en saisir la véritable portée ?
    Dans son « Histoire de France » J.B. nous dit que « La France est une oeuvre de l’intelligence et de la volonté » que « le progrès n’est ni fatal, ni continu » et combien est fragile « la civilisation exposée à subir de longues éclipses ou même à périr lorsqu’elle perd son assise matérielle, l’ordre, l’autorité, les institutions politiques sur lesquelles elle est établie ».
    « Les gens de gauche se donnent des coups de poignard dans le dos pour le pouvoir. Les gens de droite se jettent de la boue à la figure pour rien » écrit-il dans ses « Maximes et Réflexions ».
    Rien de nouveau sous le soleil, hélas !

    Aimé par 3 personnes

    • « Les gens de gauche se donnent des coups de poignard dans le dos pour le pouvoir. Les gens de droite se jettent de la boue à la figure pour rien »

      Pour ce qui est des dernières élections présidentielles j’inverserai dans la phrase les mots gauche et droite faisant passer le mot droite à gauche de la phrase et le mot gauche à droite de la phrase.

      J’aime

  6. H. dit :

    Bonjour Maxime,

    Merci de rendre un juste hommage à celui qui restera un immense historien. Habitant une ville universitaire, je pose régulièrement la question à des étudiants en histoire que leur connaissance de l’œuvre de Jacques Bainville. Rien, le néant. On peut dire que la gauche universitaire a su bien faire le ménage et le faire tomber aux oubliettes. Pourtant, pour tout amoureux de l’Histoire, la lecture de son « Histoire de France », quel régal, de son « Napoléon » ou de ce que je tiens pour son chef d’œuvre « Les conséquences politiques de la paix » s’impose indépendamment de ses choix politiques. En ce qui concerne le dernier ouvrage cité, c’est même simplement prodigieux : comment avec vingt ans d’avance prévoir un conflit dans une contrée en se basant uniquement sur une analyse historique, le nazisme n’existant pas en 1920 ? Du très grand art hélas trop négligé. L’Histoire a été cruelle puisqu’elle ne lui a pas permis de voir la justesse de son analyse car il est décédé en 1936.
    Je rêve d’une analyse d’une qualité équivalente pour éclairer notre époque soumise, n’en doutons pas, à des règles identiques. Le concept ridicule de « fin de l’Histoire » qui a fait florès dans les années 90 continue d’inhiber la réflexion politique et fait le lit, on peut hélas le constater dans notre pays, de tous les extrémismes porteurs de lendemains désagréables et de mon point de vue, celui de droite est loin d’être le plus dangereux.
    Pour ceux qui sont intéressés, je signale l’existence chez « Bouquins » d’un volume intitulé « La monarchie des lettres, histoire, politique et littérature » qui regroupe bon nombre des écrits bainvilliens.

    Bonne soirée

    Aimé par 3 personnes

  7. Sganarelle dit :

    Il semble que Jacques Bainville revienne à la mode si on en juge aussi par Éric Zemmour qui s’en inspire , ce n’est pas son son côté maurrassien mais plutôt son penchant pour jouer les Cassandre qui attire .à moins moins qu’une nostalgie monarchique soit en filigrane ? Jacques Bainville était royaliste donc regrets des grandeurs perdues et volonté de survivre pour transmettre. Bainville n’a pas je crois vécu la guerre et la défaite mais il en avait la crainte et la prémonition c’est peut-être ce qui intéresse notre époque.

    J’aime

  8. Gribouille dit :

    « Son nationalisme n’est pas de nature raciste. Ainsi, il écrit dans les premières lignes de son Histoire de France de 1924, qui fut un immense succès de librairie: « Le peuple français est un composé. C’est mieux qu’une race, c’est une nation. » »

    Habituellement, ceux qui relèvent ce genre de phrase cherchent à en profiter pour nous faire de la retape pour la politique migratoire de ces 50 dernières années.

    C’est bien entendu un anachronisme : la querelle de l’époque (celle de Bainville ou de Renan) était, avec l’Allemagne, de savoir si les Alsaciens et les Mosellans devaient, du fait de leur dialecte germanique, être rattaché à l’Allemagne ou à la France.
    Fort naturellement, et par intérêt bien compris, les Allemands défendaient donc le rattachement par l’origine, par la langue, alors que les Français (et en particulier les nationalistes français) soutenaient, au contraire, que le rattachement devait se concevoir comme indépendant de tout cela…

    D’où le « plébiscite de tous les jours ».

    Renan insiste d’ailleurs sur le rôle important de liant du christianisme (au niveau de l’Europe), comme Bainville : « Comme sa civilisation, sa religion est romaine, et la religion est sauvée: désormais le fonds de la France religieuse, à travers les siècles, sera le catholicisme orthodoxe. ».

    Bref, pour aller vite : ils ont un point de vue gaulliste (au sens originel du terme) sur la question.

    Il serait bien sûr tout à fait abusif de croire que Bainville, puisqu’il était réaliste et n’était pas idéologue, aurait pu approuver de près ou de loin le grand n’importe quoi migratoire mené par la droite « républicaine » et par la gauche ces dernières décennies.

    Aimé par 4 personnes

  9. geneadrey dit :

    Je suis pleinement d’accord avec les deux citations du dernier paragraphe de votre article. Au cours de mes recherches généalogiques alsaciennes et lorraines, je comprends parfaitement comment la France s’est transformée et enrichie, disons depuis Louis XIV jusqu’à aujourd’hui, par des apports très variés, du « Brabant » (« ex Brabantia » lu dans un acte de mariage), de Suisse, de l’Allgäu, etc. Et ne parlons pas du XXe siècle !

    J’aime

  10. Ping : Lecture: Jacques Bainville, les lois de la politique étrangère, Christophe Dickès, L’Artilleur 2021 – Qui m'aime me suive…

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.