Lecture: Céline, par François Gibault, Mercure de France (trois tomes 1979-1985)

Voici une biographie de Céline (Louis Ferdinand Destouches), aussi impressionnante par le volume (plus de 1000 pages en trois tomes) que réellement fascinante, éblouissante. L’histoire de ce personnage depuis sa naissance en 1894 à sa mort en 1961, est tout simplement époustouflante et cette biographie déjà ancienne nous emporte au plus profond des pires abîmes du XXe siècle. Pour l’apprécier pleinement, il est impératif d’avoir lu les livres les plus célèbres de l’écrivain, au moins Voyage au bout de la nuit, Mort à Crédit et d’un Château l’autre. L’auteur de cette biographie est lui-même écrivain, avocat de Lucette, l’épouse de Céline après la mort de ce dernier. Il a écrit cette somme en la fondant sur une documentation considérable et inédite en particulier la correspondance privée de l’écrivain.

Certaines figures littéraires comme Paulhan, Nimier ou Jouhandeau ont considéré Céline comme l’un des plus grands écrivains français du XXe siècle, sinon le premier d’entre eux. En effet, Céline est l’inventeur d’un style qui consiste en la transposition sur le plan littéraire du langage populaire parlé. D’où une prose étrange, absolument révolutionnaire pour l’époque, constituée de phrases hachées, brisées, d’interjections, d’exclamations et d’expressions argotiques. Ce médecin exerçant dans un dispensaire populaire de la banlieue ouvrière au Nord de Paris (Bezons) trouvait son style dans la gouaille populaire, mais chacune de ses phrases, donnant de prime abord une impression de négligé, était précieusement ciselée et le fruit d’un travail approfondi. Son chef d’œuvre et premier roman, Voyage (récit halluciné d’un combattant de la Grande Guerre de 1914-1918), publié chez Denoël, a manqué le prix Goncourt d’un cheveu, par frilosité du jury.

Le cas Céline soulève l’éternelle question de la rencontre du génie et d’une personnalité médiocre, sinon indigne. Mort à Crédit est en partie une charge violente contre ses parents qu’il traîne dans la boue et ridiculise. Or, cette biographie, première sidération – stupéfaction – nous apprend qu’il était plutôt un enfant roi, choyé par son père et sa mère qui ont tout donné pour lui. Puis, son attitude avec sa première épouse bretonne, dont le père lui a inspiré une carrière médicale, se révèle détestable. Avec elle, Céline a eu une fille, Colette, avec laquelle il entretenait des rapports complexes. L’écrivain a détesté son gendre, sans raison précise, par jalousie intense, et n’a jamais accepté de le rencontrer comme il a toujours refusé tout contact avec ses cinq petits enfants, au prétexte de ne pas vouloir s’attacher à eux, éconduisant méchamment l’un d’eux (à la fin de sa vie) quand ils chercha à établir un contact… En revanche, il s’entourait en permanence d’une véritable ménagerie de chats, de chiens et d’oiseaux qui ne le quittaient jamais.

Mais surtout, à la fin des années 1930, l’écrivain a fait naufrage dans un antisémitisme délirant aux accents haineux. Ses pamphlets publiés à l’époque comme Bagatelle pour un massacre, sont de véritables appels au meurtre. Et les lettres privées de Céline, dont l’auteur, par volonté de transparence, divulgue de larges passages, le montre encore plus violent que dans les textes destinés à la publication. Céline a pris clairement partie en faveur de l’Allemagne hitlérienne. Entre 1940 et 1944, il multiple les contacts avec les autorités militaires et civiles allemandes pour obtenir diverses faveurs comme l’autorisation de se rendre à Saint Malo où il dispose d’un appartement. A titre privé (ou scientifique, dit-il) il se rend en Allemagne en 1942. Alors il est vrai qu’il n’est pas le seul dans le monde littéraire à se comporter de la sorte, et l’ouvrage souligne combien le tout-Paris littéraire, artistique, cinématographique, sauf exceptions, a fricoté avec l’occupant, y compris les bonnes consciences progressistes à l’image de JP Sartre. Non, il n’était pas le seul… Et puis, Céline haïssait les Allemands (qu’il appelait « les boches ») et ne quittait jamais son style provocateur, clochardisant, demi-fou, clamant dès 1942, lors de dîners mondains en présence d’Otto Abetz et des généraux allemands: Votre Hitler est foutu et l’Allemagne aussi! Mais il était intouchable car bénéficiant de protections en haut-lieu…

Menacé par la Résistance, il fuit Paris en juin 1944 avec sa seconde épouse Lucette et son chat Bebert pour l’Allemagne, où il passe quelques mois à Sigmaringen (le point d’attache des collaborateurs français). Ses rapports avec le maréchal Pétain et Pierre Laval sont exécrables, il les déteste et les méprise, comme il déteste et méprise presque tout le monde. Puis il quitte l’Allemagne dans des conditions rocambolesques, toujours en compagnie de Lucette et de son chat pour le Danemark où il avait dissimulé toute sa fortune en or, issue de ses droits d’auteur. Après la fin de la guerre, il est emprisonné à Copenhague mais il échappe à l’extradition vers la France grâce au dévouement extrême de son avocat, Mikkelsen qui l’héberge généreusement pendant plusieurs années une fois sorti de prison. Plus tard, dans un accès de paranoïa, Céline accusera son sauveur et bienfaiteur de lui avoir volé son or et de l’avoir ruiné…

Au début des années 1950, Céline bénéficie d’une amnistie de la justice française: il n’aurait pas participé à un mouvement actif de Collaboration ni frayé avec le régime de Vichy, et n’aurait pas directement de sang sur les mains – aucune dénonciation n’a pu être prouvée contre lui. En outre, ses écrits antisémites sont pour l’essentiel antérieurs à l’occupation allemande donc, selon la justice, ne relèvent pas à proprement parler de la Collaboration. Il peut donc rentrer en France. Installé à Meudon, dans une maison qui offre un panorama sur Paris, il poursuit son œuvre, dans la solitude extrême et volontaire et le dénuement auprès de Lucette et au milieu de sa ménagerie. Il publie chez Gallimard d’un Château l’autre (essentiellement ses souvenirs de Sigmaringen), chef d’œuvre au succès mitigé à la fin des années 1950… Et, se défend vigoureusement, face à ses détracteurs, contre toute évidence, d’avoir jamais été ni antisémite ni partisan de l’Allemagne hitlérienne…

MT

A propos maximetandonnet

Ancien conseiller à la Présidence de la République, auteur de plusieurs essais, passionné d'histoire...
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15 commentaires pour Lecture: Céline, par François Gibault, Mercure de France (trois tomes 1979-1985)

  1. nicolasbonnal dit :

    Dans mon livre j’ai insisté plutôt sur sa francophobie et son pacifisme « enragé » ; Céline est le fils (ou le prix) de la nullité française contemporaine qui ne varie plus depuis un bon siècle ou plus. La France nulle que vous dénoncez à travers Hollande et qui se laisse à nouveau emporter à la guerre par les puissances anglo-saxonnes et la jactance humanitaire EST DEJA LA.

    « En somme ça va pas brillamment… Nous voici en draps fort douteux… pourtant c’est pas faute d’optimisme… on en a eu de rudes bâfrées, des avalanches, des vrais cyclones, et les optimistes les meilleurs, tonitruant à toute radio, extatiques en presse, roucouladiers en chansons, foudroyants en Correctionnelle.
    Si c’était par la force des mots on serait sûrement Rois du Monde. Personne pourrait nous surpasser question de gueule et d’assurance. Champions du monde en forfanterie, ahuris de publicité, de fatuité stupéfiante, Hercules aux jactances.
    Pour le solide : la Maginot ! le Répondant : le Génie de la Race ! Cocorico ! Cocorico ! Le vin flamboye ! On est pas saouls mais on est sûrs ! En file par quatre ! Et que ça recommence ! »

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  2. cg dit :

    voir Charlie hebdo 3 avril 2024 : les services secrets polonais ont révélé que des députés européens d’extreme droite allemands et belges ont touché de l’argent pour donner des interviews en faveur de la Russie au media prorusse Voice of europe

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  3. Gerard Bayon dit :

    Bonjour à toutes et à tous,

    Je n’ai aucune attirance ni sympathie pour cet auteur mais je reconnais que le travail des biographes est essentiel car ils peuvent, en même temps, parler de l’œuvre et relativement objectivement de l’homme.

    Personnellement mon statut de « gens qui n’est rien » ne me permet pas cette gymnastique.

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  4. Sganarelle dit :

    s’il fallait éplucher la vie le comportement politique et les opinions de tous les artistes pour juger de la qualité de leurs œuvres ..il n’y en aurait pas beaucoup qui passeraient l’examen. Adieu la poésie de Villon de Verlaine d’Aragon etc etc ( même Molière n’ a pas echappé….)

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  5. Kernal dit :

    Merci M. Tandonnet pour cette critique succincte mais très intéressante et qui donne envie de lire cette biographie.

    Je n’ai lu que Voyage au bout de la nuit et des extraits de Bagatelles et Mort à crédit. Je reste convaincu que Celine est un grand styliste de la langue française, même si j’ai été très déçu du dernier roman, Guerre je crois, sorti récemment. A mon sens beaucoup moins abouti et travaillé, un peu comme un brouillon.

    Concernant la question de l’écrivain et de l’homme, je pense qu’on peut avoir un jugement moral sur l’homme et un jugement esthétique sur l’écrivain, et in fine c’est l’œuvre qui décide si l’écrivain surpasse l’homme ou inversement..

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  6. H. dit :

    Bonjour Maxime,

    Merci pour cet excellent conseil de lecture qui me donne envie de relire « Mort à crédit » et « Voyage au bout de la nuit ». J’ai lu récemment « D’un château à l’autre ». Quant « Bagatelles pour un massacre », j’ai eu la chance d’en découvrir un exemplaire chez un bouquiniste. Il attend sur la pile.

    Pour cette imposante biographie, j’ai vu qu’elle était disponible dans la collection Bouquin.

    Bonne journée

    PS: pour « Voyage au bout de la nuit », il en existe une version illustrée par Jacques Tardy mais ça date un peu (1988).

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  7. Raymond dit :

    JE JUGE DONC JE SUIS !

    Bonjour à toutes et à tous,
    Bonjour Monsieur,

    Bien que ☆Jugement☆ soit la marque de notre époque et offre un semblant de reflet à l’esprit de celui qui le prononce, vous me voyez-moi navré, monsieur, bien que nous soyons proche démarrage, du magnifique spectacle, des jeux du stade) de vous spécifier que je n’ai aucune aisance au lancé de pierre .
    De plus mon ignorance sur l’histoire de la vie de l’homme, auteur du *Voyage au bout de la nuit * ne me pousse qu’à m’abstenir bien intelligemment de toutes remarques sur le sujet, comme elle ne m’autorise que le silence de sa lecture  …

    À Évelyne Pollet

    Dinard, le 6 septembre 1933

    Chère Amie

       À mon tour me voici en route vers Paris, sans doute le 8. Et vous en déménagement. Tout cela doit vous stimuler à la littérature. Mais vous avez une vie méticuleuse et passionnée dont vous ne tirez pas toute l’Harmonie. Vous vous sacrifiez à je ne sais quelle idole de modération, je parle littérairement.
       Il est évident que vous êtes douée de haute malice, de fine observation,  de sentimentalité délicate,  de grande ferveur. Mais tout ceci n’est pas grand-chose sans beaucoup d’anarchie. Non pour le principe et le poncif mais parce que nous vivons de travers et à  l’envers.
       Il n’y a de lumière que dans les endroits défendus.
    Hélas ! Notre plaisir est toujours au prix de telles  peines que nous finissons par vivre sans plaisir et nous finirons par mourir sans le savoir.
       Affectueusement à vous

       L.D.

    … Certainement, n’avez vous pas tord. Il ne nous appartient plus de juger Louis Destouches. Au mieux pouvons nous avoir un avis sur son attitude et son comportement. Mais à l’heure où une nouvelle fois quelques ténébreux éléments viennent couvrir notre quotidien,
    il s’agit, peut-être maintenant, en prenant soin d’éviter les méandres de son exemple, d’imaginer la voie salutaire la plus instructive & joyeuse •••▪︎

    Cordialement

    https://www.causeur.fr/petit-dejeuner-ethic-ce-que-nos-entrepreneurs-ont-a-dire-a-lunion-europeenne-280360

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  8. there dit :

    Prose inimitable, j ai savouré chaque mot du voyage. Je n’ ai retrouvé cela que chez GK Chesterton. Le même génie des mots , la même fulgurance, l humour, bien sûr jamais grinçant chez ce dernier, le personnage étant nettement plus sympathique.

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  9. Monique dit :

    Bonsoir à tous,

    J’avoue que Céline n’est pas ma tasse de thé, c’était un homme obscur et glauque et, si je suis un fervent défenseur de la liberté d’expression, si je devais interdire un seul écrivain, c’est bien Céline. D’où le titre du livre de Jean Cau « Céline est-il encore maudit » je ne retiens que l’antisémite grossier et vulgaire, évidemment il n’a pas écrit pour faire rêver mais nous pousser au dégoût le plus primaire.

    Pour ce qui est « des boches », mais c’est ainsi qu’on appelait l’occupant d’alors et certaines personnes très âgées disent encore ce mot pour qualifier les Allemands d’aujourd’hui, il faut plus d’un siècle pour oublier cette guerre et ses atrocités. Nous n’en finissons pas d’ouvrir les archives et il a fallu du temps pour réhabiliter Pie XII par exemple.  J’ai lu deux livres de Céline parce qu’il fallait le lire, ce qu’il écrit dans « Mort à crédit » est ignoble. Je ne suis pas un critique littéraire mais je ne vois pas le génie littéraire ! ce qui est sûr c’est que son antisémitisme primaire redevient à l’ordre du jour d’une façon alarmante.

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  10. Patrice Charoulet dit :

    Quelques grands écrivains français : Rabelais, Montaigne; Du Bellay, Malherbe, Scarron, Corneille, Pascal, Molière La Fontaine, Mme de Sévigné, Racine, Boileau, Bossuet, Retz, La Bruyère, Saint-Evremond, Lesage, Montesquieu, Voltaire, Marivaux ,Diderot, Rousseau, Chamfort, Vauvenargues, Joubert, Chateaubriand, Lamartine, Vigny, Musset, Nerval, Stendhal, Balzac, Hugo, Flaubert, Baudelaire, Maupassant, Bloy, Taine, Alain, Péguy, Barrès, Gide, Martin du Gard, Montherlant, Colette, Chardonne, Aymé, Claudel, Giraudoux, Saint-John Perse, Yourcenar, Cioran.

    Céline n’est pas de ce nombre. Je parlais des grands écrivains français. Quant à l’homme, c’est une ordure, qui a vanté Hitler et qui a vomi des centaines d’insultes antijuives. Sa biographie est la dernière chose à lire.

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    • Patrice Charoulet, des biographies ou des œuvres des « grands écrivains » que vous énumérez, vous n’avez pas dû en lire beaucoup de toute façon, sinon vous sauriez que trois au moins de ceux que vous citez comme « grands écrivains » n’étaient guère plus respectables sur le plan de leurs écrits ou de leur vie privée ou le docteur Destouches, par ex Bloy (antisémitisme, antidémocratisme, provocation), Chardonne (pro-hitlérisme), et Montherlant (pédophilie aggravée + pétainisme).
      MT

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    • Tracy LA ROSIÈRE dit :

      À ce commentaire con votre réponse est appropriée. L’auteur de cette laborieuse énumération nous aura au moins épargné d’un Sartre et de sa compagne . J’aurais pu sauter dessus (les tartuferies du couple, non Beauvoir…). Dommage.

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  11. Mildred dit :

    Monsieur Tandonnet,

    Il ne fait aucun doute que la biographie de Louis-Ferdinand Destouches – connu sous le nom de Céline – par François Gibault puisse être autre chose qu’époustouflante !

    Mais pourquoi, dans votre article, soulevez-vous d’emblée « l’éternelle question » de la personnalité médiocre sinon indigne et son naufrage dans l’antisémitisme haineux, là où, dans son avant propos de « Guerre » – roman inédit de Céline publié soixante ans après sa mort – François Gibault, lui, insiste sur le « comportement héroïque » de ce soldat de 20 ans, qui lui valut d’être décoré de la médaille militaire, légion d’honneur et de la croix de guerre ?

    Or il ne fait aucun doute pour François Gibault, que Louis-Ferdinand Destouches « est revenu du front mutilé dans sa chair et dans son esprit… imprégné de l’idée du « plus jamais ça » et de l’espérance qu’il d’agissait bien de la « der des der »… »

    D’ailleurs François Gibault publie dans ce même avant-propos « une sorte de bilan de santé » écrit de la main de Céline :

    TÊTE : Mal de tête permanent (ou à peu près) (céphalée) contre lequel toute médication est à peu près vaine. Je prends huit cachets de gardénal par jour, plus deux cachets d’aspirine, on me masse la tête tous les jours, ces massages me sont très douloureux. Je suis atteint de spasmes cardio-vasculaires et céphaliques qui me rendent tous efforts physiques impossibles – (et la défécation).

    OREILLE : complètement sourd oreille gauche avec bourdonnements et sifflements intensifs ininterrompus. Cet état est le mien depuis 2014 lors de ma première blessure lorsque je fus projeté par un éclat d’obus contre un arbre.

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    • Mildred, parce que dans cette somme de 1000 pages, c’est la question qui revient constamment, le contraste entre le génie littéraire et le comportement à scandale.
      MT

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    • H. dit :

      On ne peut pas comprendre les vingt-sept années qui suivent 1918 sans avoir en tête l’immense traumatisme qui a affecté la société française suite à la boucherie des tranchées. Le « plus jamais ca » est un puissant motif qui éclaire bien des comportements entre autres celui d’un Pierre Laval mais il est loin d’être le seul concernés. Cette petite vidéo explique, succinctement, comment et pourquoi une bonne partie de la gauche a basculé dans la Collaboration et l’antisémitisme après la défaite de 1940 : https://www.youtube.com/watch?v=QuIX0LtM52M&t=12s

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