Réponse à M. Luc Ferry: ni élitisme, ni démagogie

Dans un bel article au Figaro intitulé « Contre le RIC pour l’élitisme »,  qui a le mérite de la hauteur de vue et de la modération, deux qualités précieuses en cette période de trouble des esprits, le philosophe M. Luc Ferry prononce une mise en garde contre le référendum d’initiative populaire (RIC). S’attachant à une question de fond,  il dénonce brillamment l’échec des dix-premiers mois du quinquennat Macron qu’il attribue pour l’essentiel à la déconnexion de ce dernier qui n’a, selon lui, compris ni la France, ni les Français.

Pour autant, il s’oppose à la solution de la démocratie directe, mise en avant autour du débat sur le RIC: « Démagogie n’est pas démocratie et ce n’est pas en vain qu’on a inventé le système représentatif […] Le dénigrement actuel des experts et la critique de l’élitisme sont la pire calamité du temps présent. Du reste, ceux qui plaident pour la démocratie directe et le «dégagisme» des élites en proviennent le plus souvent. Ce sont en général des bourgeois diplômés, des membres de l’intelligentsia qui parlent au nom du peuple, mais n’en font surtout pas partie. Les «vrais gens», eux, connaissent leurs limites. Ils ne prétendent pas gouverner, mais être entendus et respectés. […] Ils demandent à débattre sur des programmes, sur des valeurs, pas sur des lois ou des questions techniques qui requièrent une expertise que nul ne peut sérieusement contester. »

Sa thèse signifie que le peuple doit pouvoir donner son avis, mais qu’il n’intervient pas dans la prise de décision, qui du fait de sa complexité, incombe aux seuls spécialistes et aux experts, donc aux fameuses « élites » dirigeantes, intellectuelles, techniciennes, politiques. L’ opinion du peuple doit être prise en compte, mais le peuple ne saurait prendre part lui-même à la décision dès lors que « les vrais gens, eux, connaissent leurs limites ». M. Ferry est ainsi favorable à une démocratie représentative authentique. Le peuple élit ses représentants pour voter des lois conforme à ses vœux, qui sont rédigées par des juristes ou des technocrates, puis interprétées par les magistrats. Mais pourquoi donc une telle logique se révèle-t-elle aujourd’hui défaillante, ou insuffisante?

Il est illusoire d’imaginer un mode de fonctionnement de la vie publique dans lequel les élites politiques, médiatiques, intellectuelles, administratives, économiques, judiciaires seraient disposées à prendre en compte sincèrement la parole du peuple et à la traduire en toue honnêteté et transparence sous forme de décision et de politique publique. En effet, la cassure idéologique entre la France dite « d’en haut » et celle dite « d’en bas » est réelle et profonde, interdisant la perspective d’une telle harmonie.

La classe dirigeante ou privilégiée, ayant fréquentée les bancs des grands écoles ou supposées telles et des universités prestigieuses, développe un point de vue dominant chez elle (bien que non exclusif), sur la nécessité de l’intégration bruxelloise toujours plus poussée, au détriment de la nation, les bienfaits de la suppression progressive des frontières, obstacles au libre-échange planétaire et à la liberté d’immigration, le libre arbitre individuel à tout point de vue, valeur-clé de l’avenir.

En face, l’opinion publique demeure majoritairement ancrée sur des valeurs traditionnelles que sont la nation, les frontières, l’ordre, l’éducation, parfois la religion. La logique de cette opposition n’est pas celle d’un dialogue, mais d’une soi-disant vérité opposée à un obscurantisme. La sphère dite « d’en haut » pense détenir une vérité, d’ordre absolu, immuable, indiscutable. Elle se sait dans le sens du progrès vers un avenir radieux, vers le bien de l’humanité et voit dans tout obstacle à cette marche en avant une sorte d’hérésie. Il n’est donc pas question d’écoute sincère du peuple et d’une quête de compromis avec lui. Elle peut le cas échéant faire semblant de l’écouter, mais trouvera toujours mille biais pour s’affranchir de sa volonté. Dans l’idéologie contemporaine, le peuple n’a pas vocation à être écouté mais à être converti.

Qui a tort, qui a raison? Le recul de l’histoire montre que les élites dirigeantes ne cessent de se tromper. Elles étaient ultra-nationalistes dans les années 1900, jusqu’au naufrage de la civilisation en 1914-1918. Elles étaient pacifistes dans les années 1920-1930, face à l’hitlérisme, jusqu’à  l’apocalypse de 1939-1945 (90 millions de morts selon les dernières estimations). Puis elles étaient marxistes dans les années 1950 et 1960, persuadées, à l’image de leurs maîtres penseurs, que l’avenir du monde était dans le communisme soviétique. On sait ce qu’il en est advenu. Les élites d’aujourd’hui, (hormis les exceptions), nous les connaissons: post-nationales, post-frontières, post-démocratie, converties à l’ultra-narcissisme, au culte de la technocratie, des lois du marché et du gouvernement des juges. Poussées par l’idéologie, elles ont entraîné la France et l’Europe dans l’impasse où elles se trouvent aujourd’hui.

Mais il n’est pas question pour autant de prétendre que « vox populi, vox dei« , le peuple a toujours raison. Il se trompe aussi la plupart du temps. Influençable, il se plie à l’air du temps et in fine, vote selon les mots d’ordre qui lui sont infligés par la classe dirigeante, ou influente. Quand il se rebelle (révolte des gilets jaunes), il s’expose au chaos, à la violence, à la caricature et aux récupérations, et ses mouvements de colère, récupérés, font choux blanc.

Qui a tort, qui a raison? Parfois, il se trouve des personnalités hors normes, des visionnaires, qui perçoivent, à un moment donné, le sens des événements, la réalité des rapports de forces, la signification des anecdotes ou l’insignifiance des grands discours ou principes et la logique des événements en cours, voyant s’ouvrir les abîmes qui jalonnent l’horizon. Mais ceux-là sont infiniment minoritaires voire totalement isolés et ne sont pas écoutés, le plus souvent maudits, traités en parias, en misanthropes, en réactionnaires, en pessimistes, en grincheux et en ringards. Leurs avertissements sont voués à la moquerie, au lynchage, ou pire, à l’indifférence. Trop souvent, la raison et la vérité se noient dans le brouillard de la médiocrité des élites comme du peuple.

Qui a raison, qui a tort? Je ne suis pas d’accord avec Luc Ferry. Le vrai n’appartient pas plus aux élites qu’au peuple. Il est faux de penser que le peuple est par définition et toujours soumis aux sirènes de la démagogie. S’il l’était vraiment, il aurait voté pour M. Hamon avec son « visa humanitaire » et  son « revenu universel pour tous » (en dehors d’un travail). En 2007, le peuple a d’ailleurs voté pour le slogan « travailler plus pour gagner plus » qui n’a rien de démagogique. Il a été déçu et après, en 2012 et en 2017, c’est vrai qu’il a flanché et à deux reprises. Non, M. Ferry, le peuple n’est pas plus voué à la démagogie ni à l’obscurantisme que les élites. Rien n’est parfait, rien n’est pur ni sacré, il n’existe nulle part de solution miracle et les seuls qui voient juste, les prophètes, ces oiseaux de malheur, ne sont jamais écoutés. Toutefois, affirmer que les élites sont plus éclairées que le peuple est une contre-vérité historique.

C’est pourquoi le référendum, à condition de ne pas en abuser, ne pas le banaliser au point de provoquer la lassitude, à condition d’être accompagné d’un travail d’explication et d’information honnête et impartial, peut être un outil de gouvernement efficace et juste, complémentaire à la démocratie parlementaire, à l’image de la Ve République du Général de Gaulle à ses débuts: le peuple a tranché, et il a bien tranché, contre les élites, par exemple sur la décolonisation. Un référendum annuel, sur des questions essentielles pour l’avenir du pays, serait un mode de respiration démocratique et une manière de réintégrer le peuple dans le circuit des décisions.  En tout, une dose de démocratie directe vaudra toujours mieux que le Grand-Guignol politico-médiatique, quintessence d’un élitisme dégénéré, auquel nous assistons aujourd’hui.

Maxime TANDONNET

A propos maximetandonnet

Ancien conseiller à la Présidence de la République, auteur de plusieurs essais, passionné d'histoire...
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34 commentaires pour Réponse à M. Luc Ferry: ni élitisme, ni démagogie

  1. Citoyen dit :

     » Le peuple élit ses représentants pour voter des lois conforme à ses vœux, qui sont rédigées par des juristes ou des technocrates, puis interprétées par les magistrats  »
    Ha, ha,…. Et c’est précisément pour cette raison, que la fabrication des lois et leur mise en application ensuite, marche si bien dans ce pays …. Surtout organisé par une petite coterie, qui trouve que l’on est jamais mieux servi que par soi-même, pour satisfaire ses petits intérêts …
    Ce serait à hurler de rire, si ce n’était aussi dramatique et consternant !… Le résultat est plus que parlant et mesurable …
    Ferry doit se penser dans la classe de ceux qui ont reçu, sous la coulée du savoir, l’onction divine l’autorisant, avec quelques autres, à penser pour les masses … qui n’ont pas eu la chance de recevoir cette accréditation …

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  2. Florence dit :

    Votre article est tout à fait remarquable.
    Le rappel de toutes les fautes qu’ont commises et que commettent les élites au cours du dernier siècle est tout à fait bienvenu.
    Le fait que les élites ne défendent qu’elles-mêmes méritaient également d’être souligné.
    Tous mes meilleurs vœux !

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  3. carlo dit :

    Merci pour cet excellent article.
    Dans l’esprit du général de Gaulle, et même dans sa pratique, le référendum et les élections législatives étaient un moyen pour le Président de se relégitimer.
    Sans ce renouvellement régulier de sa légitimité, les pouvoirs du PR, qui n’est responsable devant personne, pas même, s’il ne se représente pas, devant les électeurs, sont manifestement excessifs.
    Des changements s’imposent.

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