Lecture: Mémoires, Saint-Simon, Librairie générale française 2007.

Les mémoires de Saint-Simon sont bien entendu un grand classique, ce qui n’empêche pas, à tout moment de la vie, de se (re) plonger dans leur lecture. Il est impossible de résumer cet ouvrage fascinant et d’une sidérante actualité…Constitué de milliers de brefs chapitres sans véritables liens entre eux, chacun décrivant un personnage de la cour de Louis XIV ou une scène de la vie quotidienne dans le monde des courtisans. Dans un français somptueux, l’auteur esquisse, d’anecdote en anecdote, un tableau hallucinant de la courtisanerie. Il dépeint un monde dominé par l’obséquiosité, la vanité, la jalousie, l’égoïsme, la méchanceté et la calomnie. Un regard, un sourire du roi ou de Madame de Maintenon, met un homme ou une femme en transe pendant des semaines. Un mot, un signe de disgrâce est source d’une souffrance pire que la mort.

Les récits s’enchaînent, parfois d’une irrésistible drôlerie, et mettent en scène des personnages qui ne songent qu’à nuire à leur prochain pour se rapprocher du Soleil. La prétention et le ridicule sont en toile de fond de cet univers morbide: « Tout cela fut accompagné de tant de dépit, de jalousie, mais surtout de grimaces et de postures si étranges, qu’à la fin, il fut ramené à lui-même par un éclat de rire dont le grand bruit le fit soudainement retourner en tressaillant, et il vit alors sept ou huit personnes à table, environnées de valets, qui mangeaient dans le même pièce, et qui, [ayant] eu le plaisir de l’entendre et celui de le voir par la glace vers laquelle il s’était tourné […], n’avaient pu y tenir plus longtemps, avaient tous à la fois laissé échapper ce grand éclat de rire ».

Dans ce Grand Siècle de domination de la France sur l’Europe, on sent déjà, à cette lecture, un ferment de décadence qui s’est emparé des esprits. Moins d’un siècle avant la Révolution, Saint-Simon rend compte d’un univers rongé par la bêtise narcissique et le mépris du bien commun qui, aveuglé par le brouillard de la magnificence, ne réalise pas un instant qu’il roule à l’abîme et entraîne pays à la catastrophe:

 » Un funeste poison: « On voit de quel funeste poison est un premier ministre à un royaume, soit par intérêt, soit par aveuglement. Quel qu’il soit, il tend avant tout et aux dépens de tout à conserver, affermir, augmenter sa puissance; par conséquent son intérêt ne peut être celui de l’Etat qu’autant qu’il peut concourir ou être compatible avec le sien particulier. Il ne peut donc chercher qu’à circonvenir son maître, à fermer tout accès à lui, pour être le seul qui lui parle et qui soit uniquement le maître de donner aux choses et aux personnes le ton et la couleur qui lui convient, et pour cela se rendre terrible et funeste à quiconque oserait dire au roi le moindre mot qui ne fût pas de la plus indifférente bagatelle. Cet intérêt de parler seul et d’être écouté seul lui est si cher et si principal qu’il n’est rien qu’il n’entreprenne et qu’il n’exécute pour s’affranchir là-dessus de toute inquiétude. L’artifice et la violence ne lui coûtent rien pour perdre quiconque lui peut causer la moindre jalousie sur un point si délicat et pour donner une si terrible leçon là-dessus que nul sans exception ni distinction n’ose s’y commettre. Par même raison, moins il est supérieur en capacité et en expérience, moins veut-il s’exposer à consulter, à se laisser remplacer par délégation de pouvoir, à choisir sous lui de bons ministres, soit pour le dedans, soit pour le dehors. Il sent que, ayant un intérêt autre que celui de l’Etat, il réfuterait mal les objections qu’ils pourraient lui faire, parce que son opposition à les admettre viendrait de cet intérêt personnel qu’il veut cacher; c’est pour cette raison, et par crainte d’être démasqué, qu’il ne veut choisir que des gens bornés et sans expérience, qu’il écarte tout mérite avec le plus grand soin, qu’il redoute les personnes d’esprit, les gens capables et d’expériences; d’où il résulte qu’un gouvernement de premier ministre ne peut être que pernicieux. »

Saint Simon (1675/1755)

« Mémoires »

Maxime TANDONNET

A propos maximetandonnet

Ancien conseiller à la Présidence de la République, auteur de plusieurs essais, passionné d'histoire...
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13 commentaires pour Lecture: Mémoires, Saint-Simon, Librairie générale française 2007.

  1. de Cydelah dit :

    Bonjour,
    « Dans un français somptueux, l’auteur esquisse, d’anecdote en anecdote, un tableau hallucinant de la courtisanerie. Il dépeint un monde dominé par l’obséquiosité, la vanité, la jalousie, l’égoïsme, la méchanceté et la calomnie.
    Dans un français somptueux !!!!!!
    Il faut l’offrir à micgel43.

    Cordialement.

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  2. le bizarre refrain dit :

    A Versailles il y avait aussi des proto-ancêtres des énarques, comme ici dans un film de Patrice Lecomte (dont le titre est mal venu pour mon propos) :

    https://ok.ru/video/91912145494

    vers 12 minutes 45 : « ces messieurs de l’aile droite mèneront le royaume à la banqueroute ».

    Les gens de l’aile droite sont-ils les ingénieurs des ponts ( https://www.amazon.fr/Construire-%C3%A9quiper-am%C3%A9nager-France-chauss%C3%A9es/dp/2070316556/ref=sr_1_1?ie=UTF8&qid=1537107340&sr=8-1&keywords=ponts+en+chauss%C3%A9e+d%C3%A9couvertes+gallimard ) à présent en voie de privatisation ?

    Et le monsieur de la scène, un proto-énarque LR voulant préparer un plan de baisse des charges pour les prochaines échéances élect…hem :

    http://www.xerficanal-economie.com/emission/Olivier-Passet-Alerte-sur-le-sous-investissement-des-infrastructures-en-Europe_3746240.html

    Bref, ne conviendrait-il pas que les énarques admettent que la cour ne changera pas, puisqu’elle était déjà là il y a 300 ans ; et qu’elle n’est pas le problème, qui est plutôt leurs mauvais choix de politique économique par idéologie libérale ?

    Il faut que l’administration remarche sur deux jambes :
    – celle des énarques qui équilibrent les comptes et vérifient que les décrets sont en bon droit administratif
    – celle des gens de l’aile droite, qui contribuent aussi au bien de la France ?

    Ainsi, la cour pourra jacasser sans dommage, comme depuis 3 siècles.

    Rappelons d’ailleurs que la cour, pour construire la galerie des glaces, a acquis via une entreprise publique (horresco referens) le savoir-faire italien en la matière, ce qui donne aujourd’hui Saint-Gobain :

    « Elle doit choisir entre différents modèles de développement économiques. La mondialisation ne couronne pas le modèle libéral-financier, elle marque au contraire le succès du modèle commercial-industriel qu’incarnent l’Allemagne, le Japon ou la Chine. La crise de 2008 n’a fait que le confirmer. »

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  3. E. Marquet dit :

    Chroniques d’un monde appelé à disparaître……
    La BNF, via son site Gallica, a mis en ligne ces Mémoires sur un texte établi d’après une collation exacte des manuscrits originaux qui appartiennent au Duc de Saint-Simon, avec une introduction de Sainte-Beuve.
    Saint-Simon était un extraordinaire portraitiste. Voici ce qu’il écrit du Conseiller d’état Pussort :
    « Pussort Conseiller d’Etat et doyen du Conseil, mourut bientôt après ; il était aussi l’un des deux conseillers au Conseil royal des finances, et avait quatre-vingt-sept ans ou quatre-vingt-huit ans. Mr Colbert l’avait fait ce qu’il était ; son mérite, l’avoir bien soutenu. Il était frère de la mère de M Colbert, et fut toute sa vie le dictateur, et pour ainsi dire, l’arbitre et le maître de toute cette famille si unie. Il n’avait jamais été marié, était fort riche et fort avare, chagrin, difficile glorieux, avec une mine de chat fiché qui annonçait tout ce qu’il était, et dont l’austérité faisait peur et souvent beaucoup de mal, avec une malignité qui lui était naturelle. Parmi tout cela, beaucoup de probité, une grande capacité, beaucoup de lumières, extrèmement laborieux, et toujours à la tête de toutes les affaires importantes du dedans du royaume. C’était un grand homme sec, d’aucune société, de dur et de difficile accès, un fagot d’épines, sans amusement et sans délassement aucun, qui voulait être maître partout et qu’il l’était parce qu’il se faisait craindre, qui était dangereux et insolent, et fut fort peu regretté. »
    *
    *. *
    Plus proche de nous, vous devriez lire « Journal de l’Abbé Mugnier (1879-1939) ». L’Abbé M était appelé « le confesseur des duchesses ». Malgré son look de curé de campagne, il fréquentait les écrivains, les gens du monde, les politiques de l’époque. Il a tenu son journal et c’était un fin observateur. C’est succulent.

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  4. Mildred dit :

    « Je conseille vivement les Mémoires de Saint-Simon, à ceux qui, comme moi, ont beaucoup trop tardé pour s’y plonger…
    Cela me fait penser à ce chapitre que Philippe de Villiers a consacré à l’ENA, où il écrit : « A l’ENA, on m’a appris l’informatique, la comptabilité publique, la fiscalité, les statistiques, la psychosociologie. Il n’y avait rien, dans l’enseignement, qui touchât à l’Histoire, aux cultures, au Temps long… la même déculturation a gagné Sciences Po. Ce qui constitue un désastre pour cette école qui était le creuset des futures élites politiques mais aussi économiques et médiatiques. Un désastre purement français. On n’enseigne plus les humanités en France…. On ne cherche pas à penser, à réfléchir, mais à reproduire. Cela donne des Attali, des Fabius ou des Juppé… »
    Philippe de Villiers – « Le moment est venu de dire ce que j’ai vu » – Albin Michel

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    • de Cydelah dit :

      Bonjour,
      « Dans un français somptueux, l’auteur esquisse, d’anecdote en anecdote, un tableau hallucinant de la courtisanerie. Il dépeint un monde dominé par l’obséquiosité, la vanité, la jalousie, l’égoïsme, la méchanceté et la calomnie.
      Dans un français somptueux !!!!!!
      Il faut l’offrir à micgel43.

      Cordialement.

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    • de Cydelah dit :

      Oups, erreur d’aiguillage et de redondance.

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    • de Cydelah dit :

      ENA : . ZEMMOUR s’y serait donc fortement ennuyé finalement.

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  5. Colibri dit :

    Un funeste poison.

    « On voit de quel funeste poison est un premier ministre à un royaume, soit par intérêt, soit par aveuglement. Quel qu’il soit, il tend avant tout et aux dépens de tout à conserver, affermir, augmenter sa puissance; par conséquent son intérêt ne peut être celui de l’Etat qu’autant qu’il peut concourir ou être compatible avec le sien particulier. Il ne peut donc chercher qu’à circonvenir son maître, à fermer tout accès à lui, pour être le seul qui lui parle et qui soit uniquement le maître de donner aux choses et aux personnes le ton et la couleur qui lui convient, et pour cela se rendre terrible et funeste à quiconque oserait dire au roi le moindre mot qui ne fût pas de la plus indifférente bagatelle. Cet intérêt de parler seul et d’être écouté seul lui est si cher et si principal qu’il n’est rien qu’il n’entreprenne et qu’il n’exécute pour s’affranchir là-dessus de toute inquiétude. L’artifice et la violence ne lui coûtent rien pour perdre quiconque lui peut causer la moindre jalousie sur un point si délicat et pour donner une si terrible leçon là-dessus que nul sans exception ni distinction n’ose s’y commettre. Par même raison, moins il est supérieur en capacité et en expérience, moins veut-il s’exposer à consulter, à se laisser remplacer par délégation de pouvoir, à choisir sous lui de bons ministres, soit pour le dedans, soit pour le dehors. Il sent que, ayant un intérêt autre que celui de l’Etat, il réfuterait mal les objections qu’ils pourraient lui faire, parce que son opposition à les admettre viendrait de cet intérêt personnel qu’il veut cacher; c’est pour cette raison, et par crainte d’être démasqué, qu’il ne veut choisir que des gens bornés et sans expérience, qu’il écarte tout mérite avec le plus grand soin, qu’il redoute les personnes d’esprit, les gens capables et d’expériences; d’où il résulte qu’un gouvernement de premier ministre ne peut être que pernicieux. »

    Saint Simon (1675/1755)

    « Mémoires »

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    • Colibri, excellent! magnifique trouvaille: je vous en remercie et m’empresse de compléter mon billet par cette citation!
      MT

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    • Colibri dit :

      Aucun mérite Maxime Tandonnet, j’ai passé un été à le lire et à recopier ce qui me « parlait » et me semblait correspondre à notre époque. Je me suis imposé aussi la lecture des mémoires du Cardinal de Retz!!!! Je recommencerai pas!!!! 🙂

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