Lecture: L’ère du vide, Gilles Lipovetsky, Gallimard, 1983.

Me voici de nouveau chroniqueur d’un livre ancien, paru il y a trente-cinq ans! Mais justement, la nouveauté ne fait pas la sagesse, et le génie d’un livre transcende les décennies. Voici un ouvrage absolument prophétique, en bonne place parmi ceux qu’il faut avoir lus pour comprendre l’époque.

Le sous-titre est éloquent: « Essai sur l’individualisme contemporain« . La société occidentale (européenne) qu’il nous décrit est celle de « l’indifférence pure« , dominée par un climat de nihilisme: « A-t-on jamais autant organisé, édifié, accumulé et, simultanément, a-t-on jamais été autant hanté par la passion du rien, de la table rase, de l’extermination totale […] Le désert gagne, en lui nous lisons la menace absolue, la puissance du négatif, le symbole du travail mortifère des temps modernes jusqu’à son terme apocalyptique. » Le monde moderne, le monde occidental, se caractérise par la disparition des idéaux collectifs, notamment religieux, patriotique, le sens d’un destin commun à construire, les grands projets collectifs, autour de la liberté, de l’instruction ou de la solidarité planétaire.

Mais, « le vide de sens, l’effondrement des idéaux n’ont pas conduit, comme on pouvait s’y attendre, à plus d’angoisse, plus d’absurde, plus de pessimisme. » Il a été comblé par l’essor de « l’apathie de masse« . Et « nulle part le phénomène n’est aussi visible que dans l’enseignement où, en quelques années, le prestige et l’autorité des enseignants ont à peu près complètement disparu. Désormais, le discours du maître est désacralisé, banalisé, situé sur un pied d’égalité avec celui des médias et l’enseignement une machine neutralisée par l’apathie scolaire, faite d’attention dispersée et de scepticisme désinvolte envers le savoir. »

Le néant moderne se traduit par l’essor d’une nouvelle idéologie dominante: le « néo narcissisme »: « La res publica est dévitalisée, les grandes questions philosophiques, économiques, militaires, soulèvent à peu près la même curiosité désinvolte que n’importe quel fait divers, toutes les « hauteurs » s’effondrent peu à peu, entraînées qu’elles sont dans la vaste opération de neutralisation et banalisation sociale. Seule la sphère privée semble sortir victorieuse de ce raz de marée apathique, veiller à sa santé, préserver sa situation matérielle, se débarrasser de ses complexes, attendre les vacances, vivre sans idéal, sans but transcendant est devenu possible [mais] derrière l’écran de la l’hédonisme et de la sollicitude, chacun exploite cyniquement les sentiments des autres et recherche son propre intérêt sans aucun souci des générations futures. »

L’ouvrage annonce la mort du politique et de la démocratie: « L’hédonisme a pour effet inéluctable la perte de la civitas, l’égocentrisme et l’indifférence au bien commun, l’absence de confiance dans l’avenir, le déclin de la légitimité des institutions. »  Ce contexte explique la transformation de la politique en un grand spectacle médiatique vide de sens: « Ainsi s’explique la fascination exercée par les individus célèbres, stars et idoles, vivement stimulée par les médias qui intensifient les rêves narcissiques de célébrité et de gloire […] » Cependant « à l’obsolescence des objets répond l’obsolescence des stars et gourous » [c’est-à-dire] « la rotation des figures à la une […] avec l’inflation galopante de la mode. »

Il s’achève sur un chapitre particulièrement prémonitoire intitulé « violences sauvages, violences modernes« . Nous vivons dans un monde nouveau qui, par contraste avec toute l’histoire de l’humanité,  valorise en apparence la gentillesse, la douceur, les rapports aseptisés, dominés par l’idée de tolérance et d’ouverture à l’autre. Cependant, « conséquence de la désaffectation des grandes finalités sociales et de la prééminence accordée au présent, le néo-narcissisme est une personnalité flottante, sans charpente ni volonté, la labilité et l’émotivité en sont les caractéristiques majeures. A ce titre, la violence hard, désespérée, sans projet, sans consistance, est à l’image d’un temps sans futur valorisant le tout, tout de suite; loin d’être antinomique avec l’ordre cool et narcissique, elle en est l’expression exaspérée. »

L’auteur, dans cet ouvrage, ne se penche pas sur les possibilités de lutter contre une évolution qui lui paraît (de ce que l’on comprend) inéluctable et qui selon lui, n’est pas intrinsèquement mauvaise. L’explosion de la société sous l’impact de l’hyper-narcissisme comme idéologie dominante  est selon lui une assurance contre les dictatures ou le totalitarisme. Comme tout excellent ouvrage, il débouche sur des questions et un débat possible plutôt qu’il ne le referme. Et sur ce point, sa vision paraît contestable. La société narcissique débouche sur un nihilisme qu’il décrit à merveille. Cependant, ce vide, cette apathie, cet abêtissement général, en annihilant l’esprit critique et la force de résistance,  semble bien  ouvrir la voie à l’asservissement sous une forme ou sous une autre mais qui pourrait fort bien même dans un avenir lointain, ressembler au pire de ce que jamais l’espèce humaine n’a encore vécu. Dépasser ce livre, c’est s’interroger sur les moyens d’une réforme politique, institutionnelle, et surtout, éducative et intellectuelle pour tenter, même sur le très long terme, d’infléchir les phénomènes qu’il décrit admirablement et ainsi de tout essayer  pour éviter l’apocalypse.

Maxime TANDONNET

 

A propos maximetandonnet

Ancien conseiller à la Présidence de la République, auteur de plusieurs essais, passionné d'histoire...
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3 commentaires pour Lecture: L’ère du vide, Gilles Lipovetsky, Gallimard, 1983.

  1. Colibri dit :

    @Maxime Tandonnet, c’est un détail mais quand vous écrivez « Le monde moderne, le monde occidental, se caractérise par la disparition des idéaux collectifs, notamment religieux » je pense que votre remarque est juste si dans religieux vous entendez « christianisme » mais en ce qui concerne l’islam, le judaïsme et le bouddhisme il n’y a pas disparition en occident de leurs idéaux religieux bien au contraire.

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    • az dit :

      pour le judaisme si car de plus en plus de juifs quittent la France, pays ou ils sont le plus nombreux a cause de l’islamisation des banlieues et des grandes villes (sauf si pour vous israel fait partie de l »occident) Quand au bouddhisme et a l’islam, ils sont majoritairement pratiqués par les immigrés et leurs enfants (meme si il y a il est vrai nombre d’occidentaux qui se convertissent a ces deux fois a la fois a cause du vide religieux mais aussi par « mimétisme culturel ») De manière fort logique des deux fois s’opposent au mode de vie occidental qu’elle jugent parfois a raison violent (pour les bouddhistes bien sur, les musulmans au contraire aiment la violence mais seulement si celle ci est faite au nom d’allah) décadent et néfaste

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  2. Jean-Louis Michelet dit :

    Hier comme aujourd’hui.
    Tout n’est bien souvent qu’une question d’habitude, de caractère.
    L’apathie et l’inertie comme l’esprit critique et la force de résistance.
    A chacun de choisir sa voie.

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