Lecture: Nietzsche, Curt Paul Janz, Gallimard 1978-1979 (T 1,2,3)

912gm3rq-7l__ac_ul320_sr190320_A chacun sa manière de s’élever au-dessus de l’infinie médiocrité de la période actuelle. La lecture de la biographie géante de Friedrich Nietzsche (1600 pages en trois tomes), m’a apporté le plaisir indicible de l’évasion par la connaissance et l’intelligence. Il est bien entendu impossible de résumer un tel ouvrage en l’espace d’un billet. Ici, je me contenterai de noter quelques sensations issues de cette lecture.

L’homme est profondément attachant, on aimerait avoir eu le bonheur d’échanger avec lui 5 minutes, pendant ses promenades sur les rives du lac de Sils Maria, à la frontière de la Suisse et de l’Italie.

Il est né en 1844, d’une famille de la petite bourgeoisie prussienne, dans la région Leipzig. La perte de son père, pasteur, à l’âge de 4 ans, représente pour l’enfant d’une sensibilité hors du commun, un immense traumatisme dont il ne va jamais se remettre. A 17 ans, il quitte sa mère et sa sœur qui vivent à Naumburg, une petite ville de province pour suivre des études de philologie, l’étude des textes de la Grèce antique, dans plusieurs universités, dont celle de Bonn.

L’homme est de taille moyenne (1,70 mètres), de constitution robuste, le regard sombre, portant une énorme moustache. Il est handicapé par une myopie sévère et une santé extrêmement fragile. La moindre émotion provoque chez lui des crises atroces de migraine et de nausée qui durent des semaines. La période de Noël le plonge dans des souffrances indescriptibles.

Recruté professeur de philologie à Bâle, il enseigne pour un petit groupe de 6 à 7 élèves à l’université et 91d-w4y-i5l__ac_ul320_sr188320_au lycée de cette ville. Il vit alors la période la plus heureuse de sa vie. Nietzsche, qui se pense alors une vocation de musicien, passe une partie de son temps libre à Tribschen, dans le chalet haut perché de son maître Richard Wagner, et de Cosima, l’épouse de ce dernier, d’ascendance française, auquel il voue une admiration sans borne. S’éloignant de la philologie, il plonge peu à peu dans la passion de la philosophie, à laquelle il est amené par la lecture de Schopenhauer, se brouillant avec ses anciens professeurs et condisciples. Chez l’éditeur de Wagner, il publie ses premiers ouvrages, dont la Naissance de la tragédie (1872), puis les Considérations inactuelles.

La souffrance et la maladie – Nietzsche est atteint de la syphilis, incurable à l’époque – sont des moteurs de sa vie et de son comportement. Il est en quête permanente d’un lieu compatible avec son état de santé, où il souffre moins qu’ailleurs. Ne supportant pas le climat du nord et de l’Allemagne, il erre à la recherche d’un endroit où, pense-t-il, ses maux seront apaisés. Il voue une passion à la montagne et à la mer, aux marches dans la solitude. Sils-Maria, dans les Alpes suisses, restera son principal port d’attache où il passe l’été. Mais il cherche le site idéal pour l’hiver, hésitant entre Venise, Gêne, Nice puis Turin. Nietzsche est un homme d’une immense solitude et d’une profonde timidité. Maladroitement, il cherche l’âme sœur et se voit repoussé. Le grand amour de sa vie, celui qu’il voue à la jeune intellectuelle russe d’origine française, Lou Salomé, reste purement platonique et s’achève dans la déception et le chagrin.

A la suite de la publication de Humain, trop humain (1878), il se brouille avec Wagner et Cosima, offusqués par l’ouvrage. La pensée de Nietzsche se précise, évidemment impossible à présenter ici.  Sa vision du monde en effet dévastatrice. Nietzsche pour simplifier, de ce que j’en ai compris, s’appuyant sur la tradition intellectuelle grecque, bouscule l’ensemble des valeurs issues du christianisme sur lesquelles repose l’Europe moderne, notamment la morale. Il n’est pas pour autant dans une logique de nihilisme, préconisant le retour à la pensée antique, sommet de la vie intellectuelle selon lui. Il croit à l’éternel retour et chez lui, l’homme supérieur est celui qui parvient à retrouver la pureté de la pensée grecque par delà la morale dominante.51ucf9enucl__sx298_bo1204203200_

Confondre Nietzsche avec une quelconque forme de régime autoritaire est un véritable crime de la pensée. Il déteste tellement le Reich allemand et le régime de Bismarck qu’il renonce à la nationalité allemande et devient apatride. Sa haine du nationalisme allemand et de toute forme de nationalisme est viscérale. Il s’invente des origines polonaises, jamais démontrées, tant le germanisme lui fait horreur. Il y voit la quintessence de l’obscurantisme, la destruction de l’intelligence par l’idéologie du troupeau. En revanche, sa passion de la culture française est sans limite, Montaigne, Pascal, Stendhal, sont pour lui les références suprêmes en littérature. Et même en musique, sa préférence se porte sur Bizet et à son opéra Carmen. Il s’est détaché de la musique de Wagner depuis Parsifal, auquel il reproche une religiosité de mauvais goût. Nietzsche exprime une horreur indicible envers l’antisémitisme. Pour lui, cette mode idéologique qui s’affirme en Allemagne notamment à partir de 1870 est absolument criminelle et monstrueuse. Il se brouille violemment avec son premier éditeur à la suite de la publication par celui-ci d’écrits antisémites. Il se fâche à mort avec sa sœur, Elisabeth – jusqu’alors très présente dans sa vie – quand celle-ci épouse un idéologue allemand, nationaliste et antisémite. L’antisémitisme de Wagner est l’une des causes de sa brouille avec lui. Pour Nietzsche, nationalisme, antisémitisme et racisme constituent le paroxysme de la vulgarité.

Ses livres qu’il rédige au fil de son errance, de la solitude et de la souffrance, dans des chambres d’hôtel, après avoir abandonné sa chaire de Bâle tant il souffrait, sont peut-être parmi ce qui a été écrit de plus beau dans toute l’histoire de la littérature. A la lecture de Zarathoustra, on ne comprend évidemment pas tout mais ses aphorismes vous emportent dans un autre univers: « Le plaisir du troupeau est plus ancien que le plaisir de l’individu »; « Fuis mon ami, fuis dans la solitude: je te vois meurtri par des mouches venimeuses. Fuis là-haut où souffle un vent rude et fort »; « j’ai volé trop loin dans l’avenir, un frisson d’horreur m’a assailli ».  Voilà des paroles qui personnellement, me clouent sur place. Et pourtant, Nietzsche avait un mal fou à trouver un éditeur. Certains de ses plus grands chef-d’œuvres furent publiés à compte d’auteur, dont « Par delà bien et mal« . Sait-on que le premier livre d’Ainsi parlait Zarathoustra s’est vendu à 74 exemplaires lors de sa parution! Et quand l’un de ses ouvrage atteignait 200 exemplaires vendus en librairie, il était heureux.

Sa critique virulente du christianisme est selon moi le point le plus obscur de sa pensée. Il ne s’attaque jamais à la figure du Christ qu’il respecte – le « Crucifié » –  mais à la religion chrétienne comme source, selon lui, toujours en référence avec l’antiquité, de la morale grégaire et égalitariste de l’Europe moderne, poussant au nivellement, qu’il juge oppressive car contraire à la « vie », c’est-à-dire chez lui, à la création. Philosophe athée? La lecture de son œuvre, notamment de Zarathoustra, mène à de vertigineux abîmes de mysticisme. Des gestes étranges jalonnent sa vie. Ainsi, il consacre toute sa fortune – lui qui ne parvient pas à joindre les deux bouts, comptant sur une maigre pension et sa mère pour le vêtir et lui envoyer de la nourriture – à faire recouvrir la tombe de son père d’une somptueuse plaque de marbre. Geste d’un athée ou d’un matérialiste? On a du mal à le concevoir…

Philosophe incompris de son temps, tous les témoignages font état de sa douceur, de sa gentillesse, de son extrême galanterie avec les femmes. Il a perdu la raison pendant l’hiver 1889, à Turin, sans avoir achevé son œuvre, notamment l’ouvrage qu’il préparait sur la « transvaluation ». La folie s’est emparé de lui à la vision d’un cheval frappé par son maître. Il s’est jeté au cou de l’animal, en larmes, et la raison ne lui est jamais revenue. Son œuvre a par la suite été récupérée par sa sœur, qui a voulu la mettre au service du nationalisme allemand. Jamais une telle trahison n’aura été aussi monstrueuse, criminelle, honteuse. Nietzsche a été accusé d’introduire le relativisme dans la société occidentale, en niant le bien et le mal. A cet égard, il aura été incompris et maltraité par l’enseignement de la philosophie. Lui-même, hostile à tout nihilisme, voulait mettre en garde l’humanité contre les conséquences effroyables de la « mort de Dieu », c’est- à- dire, chez lui, de la morale chrétienne qui n’aurait pas été remplacée par de nouvelles valeurs. Dans Ecce Homo, notamment, l’un de ses derniers livres autobiographiques, juste avant son effondrement, il prédit une apocalypse sans fin de l’humanité si son message de mise en garde contre le nihilisme n’est pas entendu.

Maxime TANDONNET

 

A propos maximetandonnet

Ancien conseiller à la Présidence de la République, auteur de plusieurs essais, passionné d'histoire...
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15 commentaires pour Lecture: Nietzsche, Curt Paul Janz, Gallimard 1978-1979 (T 1,2,3)

  1. E. Marquet dit :

    Personnage contrasté.
    Dans Ecce homo, il disait « ce n’est pas le doute qui rend fou, c’est la certitude ». Il semblait avoir la réponse. Et vous ?
    Quant à la mort de Dieu, une sérigraphie de Mounir Fatmi dessine deux faire-part de décès. Sur l’un il y a God is Dead by Nietzsche, et sur l’autre Nietzsche is dead by God ….

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  2. cyril dit :

    un grand merci Maxime pour cette référence à Nietzsche
    Cyril

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  3. Colibri dit :

    « Quel avantage un homme aura-t-il à gagner l’élection présidentielle, s’il se perd ou se ruine lui-même ? « 

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  4. Janus dit :

    A été publié chez Gallimard (Bibliothèque des idées) une somme en 3 volumes sur la pensée de Nietzsche : Charles Andler : Nietzsche, sa vie et sa pensée. Considérée comme un excellent travail historique et philosophique sur la pensée de Nietzsche.

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  5. J.R dit :

    « A chacun sa manière de s’élever au-dessus de l’infinie médiocrité de la période actuelle… »
    Refusez d’éluder ce pour quoi vos lecteurs son venus sur votre blog pour avoir quelques éclairages… C’est du niveau de l’obstination de votre candidat, et tout cela serait bien risible, si dans les faits cela n’empêchait pas la Droite d’avoir un candidat honorable… Qu’un parti accepte de se suicider en suivant un individu obstiné, cela prouve juste qu’il n’a pas le personnel politique compétent pour gouverner, c’est du niveau du Front-National… finalement. Je vous laisse avec un penseur qui a promu le surhomme, et qui a fini aliéné aux rênes d’un cheval… il me rappelle quelqu’un, son concept de puissance du faux a dû inspirer votre candidat.

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  6. Anne-Marie dit :

    A reblogué ceci sur La Nouvelle Conscienceet a ajouté:
    Nietzsche a été accusé d’introduire le relativisme dans la société occidentale, en niant le bien et le mal. A cet égard, il aura été incompris et maltraité par l’enseignement de la philosophie. Lui voulait mettre en garde l’humanité contre les conséquences effroyables de la « mort de Dieu », c’est- à- dire, chez lui, de la morale. Dans Ecce Homo, notamment, l’un de ses derniers livres autobiographiques, juste avant son effondrement, il prédit une apocalypse sans fin de l’humanité si son message de mise en garde n’est pas entendu. Maxime Tandonnet – Quelle actualité!

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  7. gabbrielle dit :

    Quelle coïncidence, aujourd’hui Nietzsche, et convocation pour mise en examen de F.Fillon: C’est le moment de ressortir la phrase si souvent invoquée: « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort ».

    Hs (peut-être pas): aujourd’hui, journée mondiale du compliment. J’en envoie une pleine brassée à Maxime pour ses chroniques, et aussi aux nombreux commentateurs. Merci à tous.

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    • Timéli dit :

      Si « un compliment vaut un baiser » (Alfred de Musset) et que « tout compliment est une caresse » (André Maurois), rappelez-vous finalement « qu’un compliment, c’est un peu d’amour et beaucoup d’esprit » (Émile Faguet).
      En toute modestie…

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  8. Gaston dit :

    Il me semble que pour Nietzsche, Dieu existe bel et bien, seulement il a quitté la Terre et abandonné les hommes à leur propre sort.

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    • Fredi M. dit :

      @Gaston : c’est exactement ce que j’allais écrire et il ne faudrait pas faire de « Ainsi parlait Zarathoustra » un malentendu.

      Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu’à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau. — Qui nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d’inventer ?

      Et par quoi remplacer Dieu ?

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    • Alain De Vos dit :

      C’est pourquoi le Christ est venu sur terre, il y fut mis à mort, Il est ressuscité pour délivrer le message que la vie est plus forte que la mort. Et que seul l’amour doit conduire la vie.

      Mais ce message est si simple qu’il est difficile à entendre et à mettre en œuvre. Et que tant de gens le dénigrent car c’est plus facile de tomber dans l’obscurité que de se mesurer à la lumière.

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    • Colibri dit :

      Il y a un raccourci qui m’a toujours amusé. Le voici.
      Nietzsche: « Dieu est mort ».
      Dieu: « Nietzsche est mort ».

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  9. Curmudgeon dit :

    Encore d’autres bizarreries de Nietzsche sur la vérité :

    http://maverickphilosopher.blogspot.fr/2004/09/nietzsche-truth-and-pragmatism.html

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  10. Curmudgeon dit :

    Voici un autre aphorisme de Nietzsche, toujours sur la vérité, dans Humain, trop humain, 1ère partie, n° 483 :

    « Ennemis de la vérité. — Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges. »

    Voici maintenant comment, à nouveau, Bill Vallicella montre l’inanité de cet aphorisme :
    http://maverickphilosopher.blogspot.fr/2004/08/nietzsche-on-conviction.html

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  11. Curmudgeon dit :

    Nietzsche était insolent. Soyons-le avec lui.

    Un des problèmes avec le style de pensée philosophique de Nietzsche, c’est que le recours aux aphorismes, s’il est suggestif et « donne à penser », révèle souvent l’inconsistance de sa pensée, la propension à la confusion sous la formule tranchée et tétanisante pour plus d’un lecteur.

    L’aphorisme a sa place, mais a posteriori, lorsqu’il condense de façon frappante une vérité atteinte par les voies plus laborieuses de la réflexion poussée. Si l’aphorisme est une fulguration hâtive, il devient dangereux.

    Voici par exemple ce que Nietzsche écrit sur la vérité, sujet qui n’est pas d’une petite importance, et voici démontée l’inanité de son aphorisme :

    http://maverickphilosopher.typepad.com/maverick_philosopher/2009/04/nietzsche-truth-and-power.html

    Bill Vallicella est un philosophe américain qui tient un excellent blog philosophique. Il se laisse peu impressionner par les à-peu-près et les confusions.

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