Lecture: Journal (1912-1939), Maurice Garçon, Perrin-Tempus 2017 (présentation de H.)

« Nous sommes conduits par des fous et des gens malhonnêtes… Nous avons confiés notre sort à des hommes indignes ou à des fous utopiques. » Ainsi Maurice Garçon commente-t-il le 8 mars 1936 la réaction du président du conseil Albert Sarraut à l’annonce de la réoccupation de la Rhénanie et la dénonciation des traités et pactes signés après la Grande guerre par l’Allemagne hitlérienne. Ces propos résonnent curieusement à nos oreilles dans notre France de 2023 et, pour ceux qui se plongeront comme moi avec délice, du moins je l’espère, dans la lecture de son journal couvrant la période allant de 1912 à 1939 (et de celui qui couvre l’Occupation, publié en 2015), ils trouveront très facilement d’étranges similarités entre cet entre-deux guerres que nous connaissons si mal et la période contemporaine.

Le grand avocat qu’était Maurice Garçon accède au Barreau à l’âge de 22 ans (il est né en 1889). Depuis cette date et jusqu’à son décès en 1967, il tiendra un journal dans lequel il consigne, autant que faire se peut jour après jour, ses réflexions sur sa vie d’avocat pénaliste et sa vie au quotidien, vie qu’il partage entre Poitiers, où il possédait une propriété (exactement à Ligugé à quelques kms), et la capitale. Pascal Fouché et Pascale Froment, à qui l’on doit la publication en 2015 d’un premier tome couvrant la période 1939-1945 chez un autre éditeur (Maurice Garçon, Journal 1939-1945 Belles Lettres ), ont continué leur travail et présidé à l’édition d’un nouveau volume où l’on voit un jeune avocat talentueux prendre son envol et s’installer au cœur de la vie judiciaire française.  C’est brillant et remarquablement bien écrit. D’ailleurs, à ce sujet, les deux responsables précisent : « Maurice Garçon tenait son journal presque quotidiennement, souvent tard le soir. Pratiquement sans ratures, l’ensemble, assez lisible, comporte des erreurs de transcription et des fautes d’inattention souvent liées à la vitesse d’écriture. Nous avons corrigé les plus manifestes ».

Dans cet ouvrage, le lecteur découvrira une peinture souvent sévère de la vie politique et judiciaire de cette époque un peu lointaine et prendra pleinement conscience, si besoin en était, du changement profond de société intervenu entre la fin de la Belle époque et la période du Front populaire. Par un hasard, qui peut être qualifié d’heureux d’une certaine manière, Maurice Garçon a échappé à la grande boucherie qui va de 1914 à 1918. Non pas qu’il ait été lâche mais on a estimé que son état de santé était incompatible avec la vie du soldat en campagne (suspicion de tuberculose). A une époque où l’immense majorité de sa génération a été envoyée au front, et quel front, il a commencé à exercer son talent au palais de Justice de Paris. Bien que jeune, son statut privilégié l’a amené à observer avec acuité la vie de l’arrière, que ce soit au cœur de la capitale où il était particulièrement bien placé ou chez lui, en province (le lecteur découvrira où la rumeur voulait que Guillaume II se soit caché en septembre 1914 !!!). Il dépeint très bien un microcosme, Paris, où la guerre n’empêche nullement les querelles intestines, les luttes de pouvoir et plus grave, la corruption, la prévarication et l’incompétence de s’épanouir. Très tôt, après la guerre, il prend conscience des erreurs du Traité de Versailles et pressent qu’il y aura un nouveau conflit dans les vingt ans à venir, rejoignant ainsi Jacques Bainville et ses « Conséquences politiques de la paix » prophétiques. Il ne précise pas pour autant qu’il est un lecteur de l’Action française, mais curieux comme il l’était, on peut penser qu’il la lisait régulièrement comme beaucoup d’autres journaux. Il cite cependant souvent Léon Daudet qu’il dépeint le 15 novembre 1937 : «  … de plus en plus gras et sémite, les traits boursouflés, les yeux disparaissant derrière ou sous des paupières trop gonflées. Tout est trop gros en lui, le ventre, le cou, les yeux, le nez et les lèvres. On pourrait le dessiner rien qu’avec des arcs de cercle !!! ».

Sa curiosité naturelle l’emmène parfois bien loin du monde du droit, de la politique et de la vie mondaine parisienne. Il développe un temps un intérêt marqué pour le monde de l’occulte et du paranormal. C’est un trait saillant de cette époque du, très probablement, aux traumatismes générés par la guerre. Louis Pauwells donne un bon aperçu de cette mode qui s’est terminée dans les années 50 dans son livre « Monsieur Gurdjieff » (https://www.decitre.fr/livres/monsieur-gurdjieff-9782226081964.html). Fort de son intérêt pour ces sujets et preuve de son éclectisme, Maurice Garçon, quant à lui, se laissera aller à quelques ouvrages aux thèmes surprenants comme « Le Symbolisme du Sabbat » au Mercure de France en 1923 ou « Le Diable, étude historique, critique et médicale » en collaboration avec Jean Vinchon en 1926. Dans son journal, il rapporte quelques faits ou évènements situés très loin des prétoires mais, s’il reste fidèle dans son descriptif, il ne se départ jamais d’un certain scepticisme face à ce qu’il appelle « l’incroyable sottise des hommes ».

A Paris, il fréquente beaucoup la haute magistrature. Il est très dur avec elle car il  l’estime bien trop sensible aux influences politiques au point de s’interroger, à travers quelques exemples cités, sur la nature du droit il y a cent ans. Il est vrai que ses fonctions et son talent l’amènent à travailler sur des dossiers à l’environnement hautement sensible. La peinture qu’il fait de certaines habitudes judiciaires à propos d’affaires qui défraient la chronique comme l’affaire Stavisky et l’affaire Prince (il est en charge des intérêts de ce dernier après son « décès ») ne manqueront pas d’interpeller le lecteur. A titre d’exemple, il fait un portrait féroce et sans concession de deux magistrats en charge de l’affaire du Bonnet rouge (une affaire de pot-de-vin payé par l’Allemagne) en mai 1918. Du procureur Mornet, celui-là même qui requerra contre Laval et Pétain en 1945, il dit : « Protestant d’origine, il paraît rigide de conscience comme un Poligny. Saura-t-on jamais s’il est un opportuniste désireux de manger l’avenir ou un magistrat convaincu et parfois aveugle dans ses convictions même ? »). De son collègue, Bouchardon, juge d’instruction, il écrit : « Il était avant le guerre un petit juge d’instruction sans grande considération professionnelle… La guerre en a fait un capitaine et son grade lui a permis de déployer toutes ses facultés de tortionnaire et de nécrophile jusque-là demeurées ignorées… ». Plus surprenants mais très emblématiques de l’état de l’opinion publique entre les deux guerres sont les préjugés antisémites dont il fait régulièrement état dans ses considérations. Par exemple, le 4 mars 1934, il écrit : « Maurois est un juif à la figure plus juive que toute la youtretrie réunie !!! ». Notons que d’un voyage à Berlin en 1938, il reviendra profondément convaincu du caractère ignoble de la politique raciale du IIIème Reich et que, sous l’Occupation, il ne supportera ni l’exclusion, ni les persécutions, ni les déportations dont seront victimes les membres de la communauté juive.

Plus on avance dans le temps, plus la peinture qu’il fait des mœurs politiques témoigne de son amertume. Très rares sont les personnalités politiques qui trouvent grâce à ses yeux. Si nous nous plaignons, à juste titre, de l’état déplorable du discours politique dans ce pays et des personnalités qui y concourent, Maurice Garçon nous rappelle que cet état de fait n’est en rien l’apanage de notre époque et que la IIIème République finissante s’érige dans ce domaine en modèle même pendant la Grande guerre. Ne rapporte-t-il pas le 20 octobre 1917: « Tous nos politiciens sont plus ou moins mêlés à des trafics louches. Depuis trois ans, les députés et les sénateurs ont joué de leur influence au sujet des marchés de fourniture, et l’un deux disait récemment dans l’intimité : Une place de député rapporte au bas mot 50 000 francs par an à un imbécile, et je vous prie de croire que je ne suis pas un imbécile ! ». ‘Même André Tardieu, si cher à notre hôte (et j’ai énormément apprécié son livre), n’échappe pas à sa vindicte. Lors du procès intenté en octobre-novembre 1937 au colonel de La Rocque où il est reproché à ce dernier d’avoir perçu des fonds secrets, il décrit André Tardieu ainsi lors de la déposition de ce dernier : «… Tardieu est une canaille mais La Rocque en est une autre… Tardieu était féroce… Il a répété de mille manières l’infamie de La Rocque touchant des fonds… Il faisait son travail de destruction avec une méchanceté haineuse et souriante. Rarement, j’ai imaginé qu’on pût être aussi insolent ».  Il est vrai qu’un des talents épistolaires de Maurice Garçon est le portrait et il se sait sévère dans cet art : « Je suis souvent trop sévère pour les autres. Le dénigrement est toujours facile et trop souvent injuste et, en avançant en âge, on comprend mieux que la sévérité ironique est un procédé seulement à la portée des envieux et des jaloux » (1927).

Cet ouvrage portant sur la période 1939-1945 est tout aussi passionnant à lire et toujours disponible. Je ne peux qu’en recommander la lecture à tous ceux qui s’intéressent à ces deux époques tant elles me paraissent encore largement impacter notre quotidien. Maurice Garçon, à travers ses réflexions et sa vision nous donne quelques clés pour nous permettre de mieux appréhender ce dernier.

Bonne lecture

PS : je m’aperçois que je rédige ce texte 89 ans jour pour jour après les émeutes du 6 février 1934. Curieusement, Maurice Garçon en parle très peu dans son journal.                                    

A propos maximetandonnet

Ancien conseiller à la Présidence de la République, auteur de plusieurs essais, passionné d'histoire...
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12 commentaires pour Lecture: Journal (1912-1939), Maurice Garçon, Perrin-Tempus 2017 (présentation de H.)

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  2. cyril grataloup dit :

    Merci pour cette présentation de lecture, je ne connaissais pas M. Garçon. Je suis de votre avis sur la qualité du livre de Maxime (André Tardieu), nous y apprenons beaucoup de choses intéressantes, tout comme celui concernant G. Bidault, ami de Jean Moulin.

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  3. Sganarelle dit :

    Le gros intérêt de ce livre est qu’il a été écrit par l’auteur et en tant que journal et non pas comme des «  mémoires » plus ou moins tronquées plus ou moins arrangées plus ou moins falsifiées comme le sont la plupart des récits « historiques » dont nous sommes abreuvés une fois les faits terminés.
    J’ai vécu cette période à un âge où on comprenait les conversations des adultes même si on n’y participait pas. J’ai vécu cette période du Front Populaire l’exode des populations au début de la guerre , les campagnes anti franc maçons et anti juives sur les murs dans les boutiques.partout. J’ai subi les bombardements j’ai eu faim et froid , vu les retournements de veste à la libération les vengeances et les crimes .
    . Assez pour relativiser assez pour comprendre qu’il n’existe pas de camp des saints. Et surtout assez pour voir les effets d’une propagande dans un sens ou dans l’autre.

    Tout cela aide à vivre l’époque actuelle ses excès ses misères et ce qui reste dans nos mémoires à propos des dirigeants de l’époque détestés ou honorés suivant les humeurs des vainqueurs. Les peuples à cette époque n’étaient pas des surhommes et pas des traîtres la plupart essayait de survivre comme nous faisons tous actuellement et toujours et ceux qui portent des jugements auraient sans doute fait pire.

    Ainsi, ceux qui ont connu cette époque de guerre à leur porte et la période d’avant , (s’ils ont la chance d’avoir échappé à la maladie d’Alzeihmer ) , trouveront des similitudes et la même atmosphère que maintenant , ce qui fait dire à tort que l’Histoire se répète alors qu’en fait ce sont les hommes qui ne changent pas et qui sont les artisans de leur propre malheur.

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  4. Gérard Bayon dit :

    Bonjour à toutes et à tous
    Merci à H pour cette note de lecture qui donne envie de lire ce livre

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  6. Mildred dit :

    Monsieur Tandonnet,
    Quant à Pierre Jovanovic, lui, il s’est plongé dans la littérature allemande de la République de Weimar et cela lui a inspiré ce : « Hitler ou la vengeance de la planche à billets » où il nous explique que toutes les guerres, y compris la dernière – celle d’Ukraine – sont toujours des guerres monétaires. Thèse qui recoupe maintes constatations de votre auteur concernant les deux premières guerres mondiales :

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    • Jean-Luc dit :

      Excellente vidéo qui décrit bien l’origine de la plupart des guerres pour des raisons économiques, de niveau de vie, de pouvoir d’achat de la monnaie.

      Hors le dollar papier est en grand danger de perdre son hégémonie mondiale avec la création des Brics.
      Et le dollar a perdu beaucoup de son attrait comme monnaie d’échange et de réserve, après les multiples sanctions et embargos à tout va, décrétés par les US.
      En effet comment avoir confiance dans une monnaie qui peut être confisquée du jour au lendemain grâce à l’extraterritorialité du droit US et en violation du droit international.
      De plus les US financent leur dette abyssale avec la planche à billets, dans une monnaie qu’il ne tient qu’à eux d’émettre, comme disait De Gaulle.
      Il me semble que McNamara avait dit, « le dollar c’est notre monnaie mais c’est votre problème. »
      D’autres monnaies vont donc émerger pour les échanges hors pays occidentaux….

      Je dirai aussi que l’Euro est en grand danger compte tenu aussi du fonctionnement de la planche à billets de la BCE, de la crise énergétique et de l’effondrement industriel et économique qui va suivre.
      Les confinements et le quoiqu’il en coûte n’auront fait qu’accélérer le processus, merci à nos élites dirigeantes de nous avoir surendettés.
      L’hyper inflation est une perte de valeur de la monnaie. On est dedans.

      La monnaie papier ne peut exister qu’en contrepartie de la possession de métaux précieux, de matières premières ou de vrai PIB industriel ou agricole.
      Alors que nos PIB occidentaux sont nettement surévalués par des services administratifs, financiers, assuranciels et prestations diverses, variées, et souvent parasites, qui n’apportent aucune plus-value ni création de richesses.

      Des pays comme la Chine et la Russie, aux ressources considérables, en créant leurs propres monnaies d’échange avec l’Inde, l’Afrique et l’Amérique du Sud vont remettre en question l’hégémonie du dollar.
      Il en résulte donc pour les US le besoin d’en découdre militairement contre la Russie et ensuite contre la Chine pour essayer d’atteindre ou de conserver une gouvernance mondiale.
      C’est pourquoi la France ne doit pas rester dans le train EuroAtlantique qui va dérailler…
      Les guerres menées par les Us ne sont pas les nôtres, mais les Us ont tout intérêt à utiliser la chair à canon de ses alliés Européens, ses vassaux, pour combattre la Russie et la Chine via l’Ukraine, la Pologne,…..l’OTAN, pour éviter de réceptionner les cercueils des boys à domicile.
      Plus que jamais la France doit redevenir un pays non aligné et souverain, non gouverné par les marionnettes de Washington qui siègent à la commission Européenne, à l’OTAN et aussi en France.

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  7. lambrays dit :

    Merci pour cette présentation. Pour compenser les nullités politiques ou juridiques il y avait à l’époque des Citroën, Schneider ou Latécoère. Aujourd’hui lorsque l’on voit que les grandes fortunes françaises étaient jusqu’à récemment une héritière nonagénaire et actuellement un industriel du luxe LVMH sur des produits issus du XIX ème siècle, on peut s’inquiéter.

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  8. Carolyonne89 dit :

    Très intéressant, finalement rien n’a vraiment changé, enfin disons que ça ne s’est pas amélioré du tout… Et même si nous arrivions à mettre en place une VIe République, si l’on ne fait pas table rase de la précédente fourvoyee et corrompue jusqu’à la racine et continuons à laisser notre destin entre les mains de politiciens sans préserver notre droit de décision et de vérification, on se retrouvera tôt ou tard dans le même système ! Le droit de vote tous les 5 ans n’est qu’une supercherie, les promesses n’engageant que ceux qui y croient. Il faudrait un contrôle et des référendums réguliers, un peu comme nous travailleurs devont le faire annuellement avec nos employeurs pour contrôler ce qui a été réellement fait, ce qui ne l’a pas été et les pourquoi et comment ! Les objectifs atteints et non atteints, et si les promesses n’ont pas été tenues, révocation sans indemnités. De plus mêmes régimes de retraites que ceux que l’on veut nous imposer, casier judiciaire vierge, ça en calmerait certains et en éliminerait beaucoup, le droit du peuple à demander des comptes chaque fois qu’il le souhaite, « en véritable toute transparence », toutes les décisions importantes jouant sur l’avenir du pays devraient être soumises à référendums uniquement auprès du peuple et non de ses soit disants représentants de l’assemblée nationale (cf référendum traité de Lisbonne par ex, un pur scandale), et plein d’autres changements à mettre en place, qu’ils ne puissent plus modifier la constitution sans notre accord également, il y a eu ces dernières décennies beaucoup de modifications passées sous silence, et pas des moindres, comme le fait qu’on ne puisse plus destituer un président pour haute trahison, ce qui m’a stupéfaite car c’est tellement énorme que j’ai eu du mal à y croire, et pourtant c’est vrai… Tout ça passé sous silence par des médias subventionnés par l’État et appartenant aux « copains » , il faut faire table rase et reconstruire sur des bases solides, saines et plus égalitaires… , seule solution pour s’en sortir, et quitter cet pseudo communauté européenne du même acabit niveau trahison et corruption… Ça n’est sûrement qu’un rêve utopique de ma part, mais j’estime que nos soit disants représentants de l’État et tous les pouvoirs politiques dne devraient avoir comme unique raison d’être que de nous représenter justement ! Et fini les avantages monstrueux à vie de ces derniers…

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