André Tardieu et la fracture démocratique

Ci-dessous ma tribune sur André Tardieu, publiée vendredi dans Valeurs Actuelles comme présentation de la biographie qui lui est consacrée.

Le 26 avril 1938, retiré depuis trois ans sur sa « montagne » de Menton, offrant un panorama somptueux sur la Méditerranée, meurtri par son expérience de la politique et se consacrant à son oeuvre littéraire, André Tardieu écrivait à Jacques Bardoux: « Pour ma part, je suis convaincu de travailler pour une échéance de pas moins de quatre-vingts ans ». Etrange prémonition: huit décennies plus tard, le parcours et la pensée du « Mirobolant », sont plus que jamais d’actualité.

Brillant intellectuel parisien, diplomate, haut fonctionnaire, éditorialiste au Temps dans les années 1910, personnage haut en couleur, imprévisible, blagueur, épicurien, amateur de champagne, de littérature, de musique et de voyages, amant de l’actrice Mary Marquet, adulé par ses amis et ses collaborateurs, il s’est engagé en politique avec la volonté d’œuvrer en faveur de l’intérêt de la France. Poussé par ses mentors, Clemenceau, puis Poincaré, élu député du Territoire de Belfort en 1926, il a accompli une ascension fulgurante, ministre et trois fois président du Conseil, en 1929, 1930 et 1932.

Ennemi des compromis, de forme comme de fond, d’un caractère compliqué, capable de mépris et de moquerie envers ses adversaires, détesté par le parti radical, ses projets se sont constamment heurtés à l’hostilité de ce dernier, en particulier son programme de grands travaux pour faire face aux conséquences de la crise de 1929, bien avant le New Deal de Roosevelt, et son plan de paix présenté à la conférence de Genève de 1932, visant à neutraliser le réarmement de l’Allemagne.

Pourquoi donc Tardieu nous parle-t-il encore aujourd’hui?

Indigné par l’instabilité gouvernementale inhérente à la IIIe République, dont ses cabinets furent deux fois victimes, il plaçait au premier rang de ses priorités la réforme de l’Etat, préconisant notamment de faciliter l’exercice de la dissolution afin de dissuader les chambres de censurer le gouvernement à la légère. Pour ses propositions, non conformes à la doxa républicaine d’alors, il fut insulté, traité de dictateur et de fasciste. Sans doute fut-il, l’une des personnalités les plus calomniées et injuriées de l’histoire politique française.

Sa critique des institutions de la IIIe République demeure, paradoxalement, d’actualité. Sa pensée a profondément inspiré le général de Gaulle dans sa conception de la Ve République et telle qu’elle a fonctionné à ses débuts. Toutefois, le régime politique français a, depuis, renoué avec les pires travers que Tardieu dénonçait déjà de son temps: scandales à répétition, emprise des intérêts particuliers sur l’intérêt général, obsession vaniteuse de la réélection. Tardieu condamnait le « despotisme » de la Chambre et préconisait un équilibre entre les pouvoirs exécutif et législatif. Le régime actuel des années 2000, fondé sur le narcissisme élyséen, noyant toute autre source d’autorité dans une débauche de communication, encore plus impuissant et inefficace que la IIIe République à régler les grands problèmes de la France, n’eût pas davantage recueilli sa faveur – malgré une apparence de la stabilité qui traduit surtout l’irresponsabilité.

Ulcéré par l’aveuglement et le pacifisme de la France « d’en haut » des années 1930 face au péril hitlérien, ce grand visionnaire écrivait dès novembre 1933: « Il nous arrivera quelque jour de nous retrouver à Paris sous le même régime qu’à Berlin, avec la bâtonnade, les camps de concentration, l’antisémitisme, les lois de stérilisation [et alors], la nuit de la servitude aura tôt fait de s’étendre sur toute l’Europe continentale ». Après avoir violemment fustigé la succession de lâchetés et de reculades de tous les gouvernements à partir de 1935, en particulier les célèbres accords de Munich de septembre 1938, au rebours de l’euphorie pacifiste, il écrivait en mai 1939, quatre mois avant le début de la guerre, une lettre ouverte au Führer – ignorée de nos jour –, l’accusant de fourberie, de démence sanguinaire et lui prédisant sa défaite finale.

Tardieu nous a donné ainsi l’exemple de ce que devrait être un homme d’Etat, tourné vers les intérêts stratégiques de la Nation, face aux périls d’une époque, plutôt que sur les tribulations électorales et l’obsession de se maintenir à tout prix au pouvoir.

Ami du philosophe et prix Nobel Henri Bergson, Tardieu voulait, par ses écrits, « redonner à la France un supplément d’âme ». Il fut avant tout le penseur de la fracture démocratique. Son oeuvre maîtresse, Le Souverain captif, fustige en 1936 la confiscation de la souveraineté par une caste dirigeante immuable au détriment du peuple qu’il a appris à connaître et à aimer en partageant avec lui la souffrance des tranchées (1915-1916). Sa diatribe contre la Révolution française et les excès du jacobinisme lui ont valu une étiquette de réactionnaire. De fait, il voyait dans la Terreur la conséquence du mot d’ordre de Rousseau, « Nous les forcerons à être libres », source des systèmes totalitaires.

Sa critique fondamentale des régimes dits républicains issus de la Révolution, tient à l’hypocrisie qui consiste à brandir solennellement les grands principes – liberté, égalité, fraternité, souveraineté – pour les fouler aux pieds avec le plus parfait cynisme. Un exemple: le scandale absolu, à ses yeux, de l’exclusion des femmes du droit de vote, qui était l’un des piliers de cette république radicale, redoutant l’influence des « curés » sur la gent féminine. Se référant aux exemples suisse et américain, Tardieu préconisait le recours au référendum, y compris d’initiative populaire, destiné à rompre avec une logique de mépris des gens. « Les Français ne sont pas moins intelligents que les Suisses ou les Américains » souligne-t-il. Comment être plus actuel?

Après six longues années de vie dans un état végétatif à la suite d’un AVC, Tardieu s’est éteint à Menton le 15 septembre 1945, dans la souffrance, la solitude et un oubli total, subissant de plein fouet les lois éternelles de la médiocrité, de la jalousie et de l’ingratitude.

Maxime TANDONNET

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A propos maximetandonnet

Ancien conseiller à la Présidence de la République, auteur de plusieurs essais, passionné d'histoire...
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9 commentaires pour André Tardieu et la fracture démocratique

  1. Annick Danjou dit :

    Livre : André Tardieu L’incompris, de Maxime Tandonnet
    Maxime Tandonnet nous a gratifiés au cours des années passées d’ouvrages passionnants concernant l’immigration, entre autres ; il vient de nous livrer un ouvrage consacré à un personnage oublié : André Tardieu (1876-1945), dit « le Mirobolant » par Léon Daudet qui le détestait, fut trois fois Président du Conseil au tournant des années 1930 ; il fut aussi ministre d’État avant de mettre.
    Vu sur bv Voltaire

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  2. Anonyme dit :

    Livre : André Tardieu L’incompris, de Maxime Tandonnet
    Maxime Tandonnet nous a gratifiés au cours des années passées d’ouvrages passionnants concernant l’immigration, entre autres ; il vient de nous livrer un ouvrage consacré à un personnage oublié : André Tardieu (1876-1945), dit « le Mirobolant » par Léon Daudet qui le détestait, fut trois fois Président du Conseil au tournant des années 1930 ; il fut aussi ministre d’État avant de mettre.

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  3. carlo dit :

    « [André Tardieu] voyait dans la Terreur la conséquence du mot d’ordre de Rousseau, « Nous les forcerons à être libres », source des systèmes totalitaires. »
    Replacée dans son contexte, cette phrase de Rousseau n’a pas le sens que lui prête la vulgate libérale. Rousseau veut simplement dire que le citoyen ne peut jouir librement de ses droits qu’à condition de respecter les termes du contrat, et donc d’obéir à la loi. En le contraignant à respecter la loi, l’État lui assure donc sa liberté. Le paradoxe n’est qu’apparent : la force de la loi protège de la loi du plus fort.

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  4. jfsadys dit :

    « Je hais la télévision. Je la hais autant que les cacahuètes. Mais je peux pas m’empêcher de manger des cacahuètes. » (Orson Welles)

    « Heureux les crétins car le royaume des cieux leur appartient. »

    Ne sommes-nous pas toujours le crétin de quelqu’un?

    Les crétins les plus dangereux ne sont-ils pas les crétins intelligents qui ont d’importants postes de responsabilités?

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  5. Anonyme dit :

    illustre inconnue a Menton ? pourquoi,,,,

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  6. Anonyme dit :

    Dernière histoire drôle allemande :

    http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2019/03/10/31002-20190310ARTFIG00083-annegret-kramp-karrenbauer-faisons-l-europe-comme-il-faut.php

    ils reviennent à la charge sur le siège à l’ONU, et il leur faudrait aussi le Charles de Gaulle. Ainsi que cent balles et un Mars.

    Vous autres, gens raisonnables, vous nous cassez les pieds avec votre UE. Les Japonais, les Coréens (et quantité d’autres pays) ne se sont pas mis dans un cirque pareil, et ça marche très bien pour eux.

    Mais vous êtes comme Rousseau : vous nous forcerez à être européens…

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  7. E.Marquet dit :

    « Le passé a beau ne pas commander le présent tout entier, sans lui, le présent demeure inintelligible » écrivait Marc Bloch dans « L’étrange défaite ».
    On se demande parfois, si la nouvelle génération politique, aujourd’hui si prompte à donner des leçons et à mépriser l’ancien monde, a jamais pris le temps de se plonger dans les écrits et réflexions de ses aînés, pour en tirer quelque profit !
    Sorti de l’oubli par vos soins, A.Tardieu, s’il ne fut pas écouté en son temps par ses pairs, pourrait aujourd’hui encore éclairer la lanterne de ceux qui ont la prétention de prendre en charge le destin de la France indissolublement lié au nôtre !
    Mais combien de nos Diafoirus comprennent que l’expérience vécue et transmise peut leur servir?
    La philosophe S.Weil avait une très belle phrase sur ce sujet :
    « L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien, c’est nous qui pour le construire, devons tout lui donner. Mais pour donner, il faut posséder et nous ne possédons d’autre sève que les trésors hérités du passé, et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé »

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  9. Mildred dit :

    Monsieur Tandonnet,
    J’ai lu votre tribune dans Valeurs Actuelles, et j’ai commandé et commencé à lire le dernier ouvrage de Philippe de Villiers intitulé : « J’ai tiré sur le fil du mensonge et tout est venu ».
    Or il y a quelques jours, je me demandais ici, qui pourrait être ce haut-fonctionnaire, homme politique, dont un nouveau Maxime Tandonnet pourrait écrire l’histoire dans cent ans ?
    Eh bien, je crois que ce pourrait être Philippe de Villiers !

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