Lecture: Philippe le Bel, Jean Favier, Fayard 1978

Les livres dont j’ai plaisir à partager ici le bonheur d’une lecture ne sont pas toujours les dernières sorties en librairie. Le Philippe le Bel de Jean Favier a près de 40 ans mais il n’a pas pris une ride. Disons le d’emblée, c’est l’ouvrage d’un grand historien, un monument de savoir puisé à la source même des évènements qu’il relate, mais qui n’est pas toujours d’un abord évident compte tenu de la masse des informations brassées, tenant au moins autant de l’œuvre universitaire que du récit chronologique.

Philippe IV le Bel (1268-1314), fils de Philippe III le Hardi et petit-fils de Saint Louis, époux de Jeanne de Navarre, a régné 29 ans sur la France. Il fut l’un de nos plus grands rois, en tout cas l’un de ceux qui, dans une période charnière, ont joué un rôle décisif dans la formation de la France. Etrange personnage de prime abord: austère, froid, silencieux, discret, timide disait-on de lui, mais d’une autorité implacable. Bien sûr sa foi est fervente: elle est au cœur de sa légitimité. Mais ce n’est pas la même foi, se dit-on à cette lecture, que celle de Louis IX. C’est une foi « moderne », profondément sincère et absolue sans doute mais par le plus grand des paradoxes, une foi presque machiavélienne, imbibée d’un certain cynisme et qui s’efface subrepticement devant l’intérêt de l’Etat.

Ce monarque a cette particularité de ne pas gouverner seul. Il s’entoure de personnalités exceptionnelles, ses fameux légistes sur lesquels il s’appuie pour bâtir les fondements de son royaume: Flote, Nogaret, de Marigny sont les grands juristes de son temps dont il s’entoure, qu’il écoute et auxquels il accorde sa confiance tout comme aux financiers, les italiens au noms francisés Biche et Mouche. Une belle leçon à nos dirigeants modernes mégalomanes qui prétendre imposer leur volonté solitaire sans écouter personne.

Philippe le Bel dont l’action se distingue mal de celle de son entourage et de son Conseil, sait où il va: constitution du Royaume en interne et la conquête de sa souveraineté à l’extérieur. Son règne est marqué par les conflits militaires, notamment la volonté de soumettre la Flandre au Royaume de France et le bras de fer avec l’Empire germanique pour rattacher à la France les territoires disputés au statut ambigu hérité de la Lotharingie carolingienne entre les royaumes franc et germanique. Ainsi, le rattachement du Nord de la France et de Lyon est son œuvre.

L’une des grandes affaires de son règne est son affrontement avec la papauté. En effet, Boniface VIII revendique une autorité sur les monarques nationaux: la loi de Dieu dont il se considère comme le porte-parole doit selon lui naturellement s’imposer sur celle des monarques temporels surtout quand il est question de taxer les revenus de l’Eglise. Avec l’aide de Nogaret notamment qui se rend à Rome pour défier le pape, la volonté de Philippe le Bel seul maître en son royaume, l’emporte sur celle du pape qui est finalement humilié, rabaissé, marginalisé, avant que ne lui succède l’archevêque de Bordeaux, Bertrand de Got, entièrement dans les mains du roi, sous le nom de Clément V. Philippe le Bel a ainsi posé les fondements de la souveraineté et de l’indépendance nationale. Le combat de Philippe IV et de son entourage contre les prétentions au gouvernement universel de la papauté résonne comme un lointain écho à la dialectique contemporaine de la supranationalité et de la nationalité…

La France est alors une puissance écrasante en Europe avec ses 20 millions d’habitants et une prospérité sans égale, peut-être la première puissance au monde. Rarement dans l’histoire a-t-elle été aussi durablement en position de puissance dominante. Philippe le Bel a la possibilité de prendre la couronne impériale: « Philippe le Bel sur le trône germanique, c’eût été plus que l’union personnelle de la France et de l’Allemagne. C’eût été sur l’Italie une souveraineté que les Habsbourg n’avaient pu véritablement exercer. C’eût été sur les principautés de l’ancienne Lotharingie, sur le Hainaut, le Brabant, le Luxembourg, la Lorraine, la Comté et tant d’autres une mainmise français d’autant plus ferme que, depuis quatre siècles, les princes de ces terres d’empire jouaient, pour sauvegarder leur indépendance, de l’Empire (germanique) contre la France, et de la France contre l’Empire. »

L’Europe de Charlemagne reconstituée par le Capétien? Il s’en est fallu de peu semble-t-il et peut-être que l’histoire du monde en eût été changée. Mais Philippe le Bel, mu par une étrange sagesse, une modération froide, calculée, une vision d’homme d’Etat, écoutant toujours ses conseillers, a renoncé à cette entreprise face au risque de provoquer une fronde des princes allemands et de l’Angleterre. Chez ce précurseur lointain de Richelieu et de Gaulle, la raison d’Etat l’emporte sur tout le reste y compris sur toute velléité narcissique. Un exemple qui n’a pas été toujours suivi dans l’histoire de France…

Evidemment les ombres de son règne sont nombreuses. Lui et son entourage – car ce livre les montre indissociables – ont pratiqué sans scrupule les manipulations monétaires et l’inflation pour financer leurs dépenses notamment les guerres. Ils n’hésitent jamais à recourir à une répression féroce en utilisant les armes de la diffamation contre leurs adversaires (l’accusation presque obsessionnelle de « sodomite »), persécution des usuriers (Lombard et Juifs) et à une cruauté qui fait froid dans le dos telle que l’arrestation et le supplice des Templiers auxquels il reproche de former une sorte d’Etat dans l’Etat, décadent et inutile, dans un processus qui ressemble bien à une forme de terreur avant la lettre.

Et puis la fin est dramatique. Les trois fils de Philippe le Bel qui lui succèdent sont des médiocres et leur mort prématurée provoque l’extinction de la branche des premiers capétiens. Le mariage d’Isabelle la fille de Philippe le Bel avec Edouard II d’Angleterre sera directement à l’origine de la guerre de Cent ans (leur fils Edouard III revendiquant la couronne de France). La puissance dominatrice accouche de la désintégration; le passage de la puissance dominatrice sans partage à l’apocalypse et le malheur collectif est vertigineux et se produit en trois décennies. Avant une résurrection un siècle plus tard dont Jeanne d’Arc et Charles VII furent les emblématiques héros. L’histoire de France est cyclique avec ses moments de grandeur suivis d’effondrement puis de renouveau.

Maxime TANDONNET

A propos maximetandonnet

Ancien conseiller à la Présidence de la République, auteur de plusieurs essais, passionné d'histoire...
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20 commentaires pour Lecture: Philippe le Bel, Jean Favier, Fayard 1978

  1. EQUALIZER dit :

    @MT : Où se trouve le « juste milieu » ? entre la fesse gauche et la fesse droite … autant en emporte le vent des globes . Je partage avec vous , c’ est au moins ça et quelqu’ autres choses , un intérêt pour l’ historien Jean Favier dont je possède le livre remarquable « PARIS » ( pages!) mais aussi le brillantissime Lucien Jerphagnon , et Paul Murray Kendall pour son « LOUIX XI » (dix-bâton !) mais bien d’ autres aussi dont je ne ferai pas étalage . D’ aussi loin que je me souvienne l’ Histoire m’ a toujours passionné , d’ ailleurs j’ étais toujours 1er de la classe dans cette matière (une des rares !) On peut regretter les mauvais tournants pris par les événements au file des siècles et imaginer comment cela aurait pu être si … (uchronie) quoi qu’ il en soit nous sommes face à notre temps . A nous de prendre les décisions ou de peser autant que possible dans le bon sens à la lumière des expériences passée . Revoir les leçons de notre longue Histoire , se dire que ça ne va pas se terminer comme ça ! faire ce qui doit être fait chacun à notre place . Avoir chevillé corps et âme l’ esprit de résistance !

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    • EQUALIZER dit :

      « PARIS » (1000 pages !) le pavé numérique est farceur !

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    • cgn002 dit :

      Sur vos derniers mots, bien de nos lecteurs (ou tous !) adhérent (plus ou moins) à votre sens du devoir, et en particulier « chacun à sa place ».
      Et que pensez vous , sur le plan historique, de ce qu il advient lorsque deux cultures précédemment à leur place (géographiquement en general) viennent à occuper la même place.
      En fait je crois que l on peut superposer le constat historique, et bien des études (prévisionnelles donc ) sur la psychologie et la sociologie humaines.
      Avec moult variantes bien sur.
      Mais dans la plupart de ces mixages (forcés ou naturels) c » est le droit qu’une culture s’octroie sur l’autre, qui fait que le devoir devient une notion quelque peu abstraite (bien entendu tout à fait louable, mais parfois inapliquable).
      C’est ce qui nous attend (l’inapliquable, comme la perte de liberté etc), et il va bien falloir tot ou tard raisonner dans un autre paradigme que celui de notre vertu (d’ homme chretien moderne).
      Contrairement au dogme (ou ignorance crasse) de nos politiciens, la plupart des cultures ne sont miscibles entre elles qu’ avec bien des conditions. (miscible veut dire justement que chacun considère qu il a le devoir de se poser la question de sa place sans l’imposer par une force quelconque, hormis par son talent et sa bienveillance…)
      Et lorsque les politiciens provoquent cette mixité intentionnellement (avec des cultures antinomiques) que pensez vous du but recherché ??

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    • EQUALIZER dit :

      il n’ y a pas place pour deux peuples sur une même terre . L’ un doit se soumettre ou disparaître . Se soumettre est déjà disparaitre .

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  2. Gribouille dit :

     » Ils n’hésitent jamais à recourir à une répression féroce en utilisant les armes de la diffamation contre leurs adversaires (l’accusation presque obsessionnelle de « sodomite »), persécution des usuriers (Lombard et Juifs) et à une cruauté qui fait froid dans le dos telle que l’arrestation et le supplice des Templiers auxquels il reproche de former une sorte d’Etat dans l’Etat, décadent et inutile, dans un processus qui ressemble bien à une forme de terreur avant la lettre. « 

    Eh bien Philippe le Bel n’était pas gentil. D’ailleurs ce n’est pas ce qu’on attendait de lui en priorité, puisqu’il s’agissait de construire et de diriger l’Etat.

    Aujourd’hui, il suffirait au pape d’accuser ses lointains successeurs de templierophobie, pour qu’ils jettent aussitôt le manche après la cognée, avant d’appeler à un grand rassemblement contre la bête immonde des templierophobes.

    Il faudrait peut-être voir à trouver un juste milieu, parce que là ça ne va pas du tout.

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    • Gribouille, je passe du temps entre 6H et 8H à faire la recension d’un livre de 500 pages pour partager avec des lecteurs mon intérêt pour un livre passionnant et les inviter à s’y intéresser. Pourquoi prendre cela par la dérision et vous moquer de moi? Qu’est-ce que cela vous apporte?
      MT

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    • Gribouille dit :

      Je ne le prend pas par dérision, je vous fais remarquer qu’il faudrait trouver un juste milieu.

      Du fait d’une actualité déprimante, cela m’apporte un certain soulagement, en faisant remarquer à une personne pouvant avoir une influence dans ce domaine que la ligne de conduite pseudo-humaniste qui guide les choix de son parti en matière d’immigration ne semble pas donner de résultats très convaincants.

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    • jpmjpmjpm dit :

      J’aime bien le « juste milieu »… Je crains cependant qu’il y ait quelques divergences sur sa position ainsi d’ailleurs que sur son caractère juste.

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    • lehibou dit :

      @ Mr Tandonnet @ Gribouiile
       » l’accusation presque obsessionnelle de sodomite  »

      A l’époque, le terme de sodomite était parfois -je dis bien parfois- utilisé come équivalent d’hérétique, l’un comme l’autre connotant une forme de dissidence.
      Comme l’Eglse catholique (le protestantisme n’existait pas encore) condamnait les deux, traiter quelqu’un de sodomite permettait de faire d’une pierre deux coups.

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  3. Philippe Dubois dit :

    Bonjour maxime

    Je possède ce livre, acheté dans un vide grenier
    Je ne l’ai pas encore lu, mais votre billet va le replacer dans les prioritaires
    (J’en ai beaucoup en retard)

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  4. cgn002 dit :

    Les français vivaient sous le risque d héritiers (à la couronne) foireux.
    Ce n est pas beaucoup mieux aujourd hui.
    Surtout parce que les français sont piègés entre plusieurs candidats foireux
    Sera désormais elu « roi » non pas le fils de la famille (quoique Phlippe la barbe blanche est un cousin proche!), non pas le plus méritant, mais celui qui va faire le vide autour de lui…
    Et pas de Jeanne d Arc à l’horizon !…

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  5. H. dit :

    Bonjour Maxime,

    Encore un livre à lire !!! Comment ne pas citer « Les rois maudits » de Maurice Druon et la magistrale dramatique de Claude Barma en 1972 lorsqu’on évoque ce monarque. Je n’oublie pas l’extraordinaire interprétation qu’en a faite Georges Marchal. La meilleure méthode pour apprendre sur cette période compliquée.

    Bonne journée

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  6. Dorine dit :

    Merci, Mr Tandonnet de rappeler à mon souvenir cet excellent livre de Favier que j’étais allée voir à la foire du livre à Brive. Après l’excellent « les Rois Maudits », j’avais voulu lire la vision de l’historien. Je crois que c’est là que j’avais lu la blague qui était faite aux étrangers à Paris en les envoyant chercher des nèfles soi-disant offertes. D’où l’expression » des nèfles » !

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    • Dorine, vous êtes comme mon père, médecin généraliste passionné d’histoire décédé il y a trois ans (qui rêvait d’écrire un livre d’histoire mais n’a pu le faire faute de temps).
      Maxime

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    • Dorine dit :

      Mr Tandonnet, j’ai commencé par m’intéresser à l’histoire de ma région à travers le catharisme au collège. J’ai eu des profs d’histoire passionnants. Mais surtout, j’ai éprouvé le besoin de lire des biographies d’histoire à la recherche de la nature humaine. je crois que j’ai rencontré l’histoire comme la médecine, par besoin de retrouver l’humanité. La philosophie n’étant pas mon fort, j’ai appris l’humain à travers l’histoire, la Bible et la médecine. Votre père a peut-être éprouvé le même désir que moi.
      La génération de votre père faisait des études littéraires avant de faire leurs études de médecine. Ma génération devait être scientifique, mais j’ai la chance d’avoir des profs ouverts aux humanités.

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    • lehibou dit :

      Bonjour Dorine,
      Comme le catharisme vous intéresse, je vous conseille le livre suivant :
      Bernard Antony: Pour en finir avec le « pays cathare ».
      Personnellement je ne l’ai pas (encore) lu, mais je suis sûr qu’il est intéressant.

      L’ouvrage est édité et distribué par l’auteur lui-même. Tous les renseignements pour l’obtenir en ligne ou par correspondance sont disponibles sur le blog ci-dessous.
      Bonne chance et bonne lecture!

      http://www.bernard-antony.com/

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  7. badin26 dit :

    Pour confirmer votre dernière phrase, un livre qui vient de sortir et qui en fait la démonstration est : »L’Europe contre l’Europe » du général Jean-Yves LAUZIER. On y découvre que notre continent a, depuis la chute de l’empire romain, constamment oscillé entre nations et empires (souvent aidé dans cette seconde forme par l’église catholique, gardienne des traditions romaines). La dernière bascule fut celle opérée à Rome en 1957 vers un nouvel empire: l’Union Européenne. Est-ce un symbole que cet acte fondateur fut signé là où l’Empire romain avait vu le jour et où il a cessé d’être en 476 sous les coups d’Odoacre qui déposa Romulus Augustus, le dernier empereur romain d’occident? Les racines chrétiennes de l’Europe qui étaient, à cette époque un ciment, ont été balayées d’un retour de main par Chirac, bien malheureusement!

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